Jean-Pierre Dufreigne, Le Style Hitchcock

Jean-Pierre Dufreigne rend au maître du genre dans ces belles pages gla­cées un aty­pique hom­mage à l’hitchcoquetterie

C’est un livre plai­sant parce que impos­sible. Et inver­se­ment. Sur Hit­ch­cock en effet, on a pu lire les magni­fiques livres que lui ont consa­cré Truf­faut, Jean Dou­chet, Brion, Bill Krohn, Spoto ou Patrick McGil­li­gan. Autant d’exégètes du maître ès sueurs froides qui frisent l’exhaustivité quant à l’interprétation des astuces de sir Alfred.
Alors, pauvre Jean-Pierre Dufreigne, se dit-on, que va-t-il pou­voir faire (de plus, de mieux), quand bien même “éclairé”, dans cette galère cinématographique ?

Préci­sé­ment, ce Style Hit­ch­cock n’est pas un livre de cinéma. Pas qu’un livre de cinéma. C’était tout bête mais il fal­lait y pen­ser : revi­si­ter l’antre fil­mique de Hitch au tra­vers de ces mille et un détails qui jamais encore n’avaient été ainsi “sys­té­ma­ti­sés” pour ainsi dire. Et pour ce qui est de pas­ser à la loupe ces élé­ments, mode, archi­tec­ture, design, déco­ra­tion, pho­to­gra­phie, que nous avons tous vus mais sur les­quels nous ne nous sommes guère attar­dés, Dufreigne sait y faire.
En un court volume mais trans­ver­sal au pos­sible, admi­ra­ble­ment servi par le tra­vail soi­gné de l’éditeur Assou­line, voici donc le monde clos hit­ch­co­ckien trans­formé en un uni­vers infini…

Un uni­vers empreint d’élégance feu­trée ayant influencé plé­thore d’artistes plas­ti­ciens — voir les nom­breuses planches ico­no­gra­phiques (affiches, pub, pho­tos, pein­ture, expo­si­tions etc.) alter­nant avec les cha­pitres ici — que Dufreigne nous res­ti­tue avec grande cohé­rence et non sans esprit cri­tique quant aux tra­vers de Hitch : qui aime bien…
Qu’en est-il alors de notre bon­homme, ban­lieu­sard chauve, gros et moche, qui fan­tasme à lon­gueur de pel­li­cule sur les froides femmes blondes éthé­rées au spi­ra­leux chignon ?

La sanc­tion tombe sans appel : un voyeu­riste per­vers dou­blé d’un féti­chiste incon­di­tion­nel, votre Hon­neur ! Mais celui qui est ainsi stig­ma­tisé est avant tout un pur génie de la réa­li­sa­tion et du mon­tage, un “arti­san” du sus­pense “- “une mère qui fait peur à son bébé” dit-il dans son entre­tien avec Truf­faut - qui a bien com­pris, endurci par son édu­ca­tion chez les Jésuites où il expé­ri­menta la ter­reur, que le moteur du sus­pense est tou­jours le désir, autour duquel se cris­tal­lise la vie dans son désordre chao­tique per­ma­nent.
Fort de ce prin­cipe et secondé par ses fidèles com­plices, Edith Head pour les cos­tumes, Ber­nard Her­mann pour la musiques, Hitch, cet éro­to­mane penaud, va en 53 films au para­doxal amo­ra­lisme (tout est dans le “look” des per­son­nages davan­tage que dans leur âme) révo­lu­tion­ner le genre, se com­plai­sant à faire pour la pre­mière fois “de la direc­tion de spec­ta­teur” en fil­mant, observe Dufreigne “les crimes comme des étreintes amou­reuses et les bai­sers comme des ten­ta­tives d’assassinat”.

Perfec­tion­niste malade, obses­sion­nel esthético-érotique et sophis­ti­qué intran­si­geant, Hitch, convaincu par son ori­gine et sa période lon­do­nienne que “quelque chose ce cache [tou­jours] der­rière les appa­rences”, invente un style tran­chant où la sug­ges­tion l’emporte sou­vent sur la vision, le pres­senti ou res­senti sur le senti.
Chez lui, “Pyg­ma­lion vic­to­rien et Sade bedon­nant” selon le dur por­trait de Dufreigne, les méchants seront les plus élé­gants et mieux mis du monde, les nuques consa­crées zone éro­gène suprême, le féti­chisme (via lunettes, bijoux, menottes, cra­vates, dégui­se­ments, appa­reils photo et autres verres de lait sup­pôts du diable ) de rigueur. Dans ce monde noir-là, “une paire de ciseaux sans un éclat de lumière sur les lames n’[est] pas une paire de ciseaux”…

En un livre sec et drôle au beau papier glacé, sans langue de bois, Dufreigne nous res­ti­tue en toute trans­pa­rence le monde pur et fou du “maître des élé­gances” au style inimi­table : “(…) un œuf, lisse et rond. Il faut y entrer en le cas­sant un peu, puis le gober avec délectation.”

fre­de­ric grolleau

Jean-Pierre Dufreigne, Le Style Hit­ch­cock , Assou­line, 2004, 156 p. — 39,79 €.

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Filed under Beaux livres, DVD / Cinéma

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