Quand le délire ne se partage pas
Les comédiens sont tous présents autour du plateau éclairé ; ils discutent comme en coulisses pendant que le public s’installe. Quelques-uns s’emparent d’un instrument, entonnent un rythme élémentaire, bientôt rejoints par tous les autres, pour constituer une fanfare de fortune. Vient ensuite un discours théorique de Lenz sur le rôle de la littérature, sur la fonction du théâtre. De longues scènes d’exposition nous font pénétrer successivement dans une famille bourgeoise dont les codes bien établis sont destinés à imposer sans délibération un ordre de façon explicite ou insidieuse, et dans le monde des soldats, ces officiers qui ne cessent de parler, de valoriser leurs discours et finalement d’inventer leurs propres lois.
Le décor est constitué d’un balcon, avec une galerie de sièges comme au théâtre, entouré de deux escaliers en colimaçon, surmontant des loges ; de chaque côté, les accessoires que les comédiens installent eux-mêmes durant la représentation. Les acteurs qui ne sont pas dans la scène regardent les autres jouer, dans une posture qui symbolise autant le poids des conventions sociales qu’elle met en miroir le regard des spectateurs.
Nous sommes dans une société figée, qui rigidifie les rapports sociaux ; la pièce dénonce les individus broyés par un système qui conditionne leur rôle et leur avenir. On assiste à une pièce qui présente des intermèdes musicaux, à la manière de L’Opéra d’Quat’sous. Le jeu de scène est nourri, actif, bien senti : il semble qu’Anne-Laure Liégeois ait choisi de doubler le propos d’incarnations qui l’expriment en le caricaturant, soulignant la banalité, si ce n’est la pauvreté du drame qui se joue. L’acte sexuel est réduit à un mouvement de bassin qui sépare les deux parties, supérieures et inférieures, du corps.
La metteure en scène met l’accent sur la domination masculine, qui voue les femmes à un destin de soumission ou de perdition. Au cours de la représentation, le sol se jonche de lettres, autant de résidus de rapports humains déchus. À terme, le drame se dénoue de façon sordide, par l’incompréhension radicale des différents personnages laissés chacun à leur propre perte.
La seconde partie du spectacle est constituée par le Lenz, de Büchner. Les acteurs immobiles en fond de scène, habillés de noir, regardent au loin pendant que défile devant eux la lente progression du marcheur, qui mime ce qu’il raconte : le périple de Lenz dans la montagne, ses inspirations, ses fulgurations, ses intuitions romantiques, initiatiques, théologiques. Son délire. Les événements qui sont relatés n’ont pas d’autre sens que celui de s’enchaîner les uns aux autres. Difficile de relier le Lenz qui se donne à voir ici à l’auteur dont nous venons d’apprécier l’impitoyable critique sociale.
Peut-être aurait-on pu, par des jeux de mise en scène, faire davantage dialoguer les deux textes afin de voir, dans leur association, en quoi la démence de Lenz irrigue son théâtre. On imaginerait par exemple volontiers que les acteurs reprennent quelque trait de leur personnage dans Les soldats, mais eux-mêmes restent désespérément statiques devant ce monolithe impénétrable que constitue la pièce de Büchner. Finalement, Anne-Laure Liégeois tient un difficile équilibre dans la production du délire, lequel ne se partage pas, et ne peut que nous laisser interdits.
christophe giolito & manon pouliot
Les Soldats / Lenz
d’après Die Soldaten de Jakob Lenz , Lenz de Georg Büchner
mise en scène Anne-Laure Liégeois
Les soldats avec Luca Besse, James Borniche, Elsa Canovas, Laure Catherin, Camille De Leu, Simon Delgrange, Anthony Devaux, Olivier Dutilloy, Victor Fradet, Isabelle Gardien, Paul Pascot, Alexandre Prusse, Achille Sauloup, Didier Sauvegrain, Agnès Sourdillon, Véronika Varga.
Lenz avec Olivier Dutilloy, Agnès Sourdillon
Scénographie Anne-Laure Liégeois ; assistant(e) à la mise en scène Camille Kolski ; création lumières Dominique Borrini ; musique Bernard Cavanna ; assistant à la scénographie François Corbal ; chorégraphieSylvain Groud ; création son François Leymarie ; création costumes Séverine Thiébault .
Anne-Laure Liégeois (Traduction et adaptation Les Soldats), Jean Lacoste (Collaboration à la traduction des Soldats), Henri-Alexis Baatsch (Traduction Lenz)
Au Théâtre 71 3 Place du 11 Novembre, 92240 Malakoff
Téléphone 01 55 48 91 00 billetterie@theatre71.com
Du 23 janvier au 2 février 2018 Durée : Les Soldats 2h et Lenz 50mn
Les mardis et vendredis à 20h, les mercredis, jeudis et samedis à 19h30, le dimanche à 16h.
Tournée
Du 09 janv. 2018 au 12 janv. 2018 — Maison de la Culture d’Amiens — Amiens
Du 06 févr. 2018 au 09 févr. 2018 — Le Grand T — Nantes
Le 13 févr. 2018 et 14 févr. 2018 — Le Volcan — Le Havre
Le 20 févr. 2018 - Mons Arts de la Scène — Mons (Belgique)
Le 03 mars 2018 - Les Trois T — Scène conventionnée de Châtellerault
Le 07 mars 2018 et 08 mars 2018 - Le Cratère — Alès
Du 20 mars 2018 au 22 mars 2018 - Théâtre de l’Union — Limoges
Du 27 mars 2018 au 29 mars 2018 - TDB — Théâtre Dijon Bourgogne — Dijon
Création le 9 janvier 2018 à la Maison de la Culture d’Amiens
Production : Le Festin – Cie Anne-Laure Liégeois
Production déléguée : Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production
Coproductions : Le Volcan – Scène nationale du Havre, Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique, Le Cratère – Scène nationale d’Alès, Mars – Mons Arts de la Scène, Théâtre 71 – Scène nationale Malakoff, Les Trois T — Scène conventionnée de Châtellerault
Avec l’aide de la SPEDIDAM pour les spectacles dramatiques
Avec la participation du Conservatoire de Gennevilliers
Avec le soutien des fonds d’insertion pour jeunes artistes dramatiques de la DRAC et la Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, de l’Estba financé par la région Nouvelle-Aquitaine et de l’Ecole supérieure d’art dramatique de Paris.
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et les dispositifs d’insertion professionnelle de l’ESAD du Théâtre national de Bretagne et de l’Ecole Supérieure Musique et Danse Hauts-de-France — Lille, soutenue par la DRAC Hauts-de-France.
Remerciements au Conservatoire à rayonnement régional d’Amiens Métropole.
Le texte est disponible aux éditions esse que