Maintes et maintes fois Pierre Alechinsky se retrouve sur les rives de la peinture. Plutôt que d’y plonger corps et âme, il la longe tout en s’y enroulant. Mais dans un travail toujours inventif et incessant il invente un monde rebelle aux figurations du temps. L’artiste ne pense pas allongements, étendues mais réceptacles et coquillages ouverts qui semblent étrangers au monde.
Les formes ne cessent de roue-couler sans nostalgie des ailleurs puisque l’artiste les invente en évitant des explications : « À la question : “Expliquez-moi votre peinture !”, je lance : “Si je pouvais le dire, je ne le peindrais pas.” Développerais-je, aussitôt mon tableau deviendrait la poupée du ventriloque. Mais la peinture ne couvre pas tout”.
L’œuvre devient une frontière en peinture et écriture. Les formes étranges et sauvages sont désormais domestiquées par le public : elles ont même fait leur entrée au Palais de l’Elysée. Ce qui ne les empêche pas de vagabonder sur de tels murs. L’artiste est alimenté par sa liberté même si peu à peu son langage s’est imposé. Se reconnaissent de loin les murailles en fragments, en jeu de l’oie de l’artiste.
Ces périples peuvent sembler inchangés mais, de fait, le peintre inverse ses données initiales ou les creuse : entre encombrements graphiques et désencombrements plastique la lumière passe par ce que son œil toujours neuf entreprend de défoncer.
Alechinsky ne se blottit jamais derrières ses murailles, il les déconstruit pour les réajuster autrement afin de faire jaillir d’autres présences en n’hésitant pas, lorsque c’est utile, à joindre des “citations”, des emprunts qu’il éloigne de leur propos premier. Demeurent ainsi les traces de son vagabondage. L’auteur prouve comment non seulement il tire parti de ses ratures, mais aime les exhiber car elles aussi ont quelque chose à dire : une sorte d’énergie qui ne cesse d’y dériver. Elle dévore l’angoisse que les traits laissent deviner mais que, paradoxalement, les courbes redressent dans des roues plus ou moins complexes : “rue de la Verrerie, une roue renverse un verre : le voilà Rêve.» Celui de créer sans quitter la coquille où il ne cesse de cheminer.
jean-paul gavard-perret
Pierre Alechinsky, Roue libre, Nouvelle Edition, Gallimard„ coll. « Art et Artistes », Paris, 2017.