Celui qui guette ses rêves enfouis : entretien avec Roddy Laroche-Samsonoff

Ombres, âmes, corps, sur­faces, lieux vides ou presque, aires de jeux ou pro­mon­toires attirent Roddy Laroche-Samsonoff : il trans­forme le côté sombre et char­bon­neux du monde en lumière froide et impec­cable. L’actualité du quo­ti­dien est trai­tée en mode dis­tan­ciée et impli­ci­te­ment iro­nique non sans émo­tion pour les sujets qu’il sai­sit sans pathos ni condes­cen­dance. Un souffle de la nature vient déli­vrer le monde glauque dans un art de la rela­tion sub­tile aux ombres et fan­tômes bien vivants.

La fan­tai­sie trouve là un sens par­ti­cu­lier, inci­sif en une quête de la beauté. L’univers est sou­vent proche de Jacques Tati : moins celui des Vacances de Mon­sieur Hulot que de  Mon oncle. L’œuvre à maints égards devient de la poé­sie visuelle pure. Le pho­to­graphe expé­ri­mente un art par­ti­cu­lier aussi cha­leu­reux que froid mêlant l’éphémère, l’intime, le sen­suel l’intemporel en une créa­tion ori­gi­nale dont le for­ma­lisme s’éloigne de l’école docu­men­ta­riste amé­ri­caine pour faire sur­gir une poé­sie de l’intime et du col­lec­tif. Le pho­to­graphe isole les détails qui per­mettent de voir ce qui se cache der­rière les appa­rences et pour créer un dia­logue entre le sujet et celui qui le capte. Mais le regar­deur se sent plus témoin que voyeur. La cris­tal­li­sa­tion de l’émotion passe du côté des murs à celui des êtres. Ils ne sont pas idéa­li­sés mais trouve une vérité consub­stan­tielle à Roddy Laroche-Samsonoff lui-même.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’odeur d’un bon café.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Ma mère est décé­dée quand j’avais 7 ans. Ce fut un choc trau­ma­tique. Je ne me sou­viens pas de mes rêves, j’ai très peu de sou­ve­nirs en mémoire. Je ne sais pas quel enfant j’étais. Ce que je peux dire, c’est que je les guette des fois qu’ils sur­gissent. Peut-être se mettent-ils en forme sans que je le sache ?

A quoi avez-vous renoncé ?
A l’idéal.

D’où venez-vous ?
C’est LA ques­tion. Peut-être que je pho­to­gra­phie pour le savoir.
Je peux dire que je réside à Paris. Géo­gra­phi­que­ment, je suis né à Montceau-les-Mines au cœur de la Bour­gogne. J’ai grandi à Chalon-sur-Saône, la ville de Nicé­phore Niepce.
Pour le reste, j’ai des bribes.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’empathie.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Une petite sieste de 20 min ou une rêverie.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres pho­to­graphes ?
Rien et c’est rassurant.

Com­ment définiriez-vous votre tra­vail sur le pay­sage et le por­trait ?
Un tra­vail lent, par touches suc­ces­sives. Je pars sur des sen­sa­tions, des per­cep­tions pour affi­ner ensuite. J’aborde le por­trait et le pay­sage de la même façon, la notion d’identité m’importe. Quand je suis mes études de géo­gra­phie, j’aimais beau­coup les cours de géo­lo­gie et de géo­gra­phie sociale. Peut-être en ai-je gardé quelque chose ? J’aime voir les strates, les couches d’un vécu chez une per­sonne ou un territoire.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Comme ça, je dirais une pochette des vinyles de mon père, l’album « In the Court of the Crim­son King » de King Crim­son. Un des­sin qui repré­sente un visage en très gros plan qui semble effrayé, il regarde sur le côté, la bouche grande ouverte. On voit jusqu’à sa glotte. Ce des­sin me fas­ci­nait même s’il me fai­sait peur.

Et votre pre­mière lec­ture ?
« Croc Blanc » de Jack Lon­don. Avant je ne me sou­viens pas.
Ensuite il y a eu « Madame Bovary » de G. Flau­bert. Un roman qui m’a fait aimer la lecture.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Un peu de tout tant que je suis ému : rock, pop, garage, blues, hip hop, soul… : Maria Cal­las, Che­veu, Sui­cide, Fla­vien Ber­ger, Zom­bie Zom­bie, … En ce moment j’écoute de la syn­thé pop, mais aussi des chants de luttes que je découvre grâce à la fan­fare dans laquelle je joue.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Un voyage en Inde », de Gon­çalo M. Tavares. Je relis des pas­sages de temps à autre. En voici deux :
« Il est des êtres vivants qui partent en voyage
pour aller à la chasse aux évé­ne­ments pour leur exis­tence, comme si les
exci­ta­tions étaient des papillons énormes,
d’une taille consi­dé­rable (inca­pables de fuir à tra­vers le filet).
Et il en est d’autres, comme Bloom, qui, avant même le début du voyage,
sont déjà pro­prié­taires d’une tem­pé­ra­ture de citoyen au sang chaud :
pas­sions extrêmes, ven­geances, luttes, façons véné­neuses
et saintes de péné­trer dans le pay­sage.
Bloom dis­po­sait de fait d’un inven­taire com­plet de l’existence :
dans son cas, oui, cela avait un sens que l’homme
soit doté de cette faculté à entendre et à voir der­rière lui
que l’on appelle mémoire » . (Chant II, 113)

« Ce qui se passe, c’est qu’un pays ne
se sou­cie plus de savoir s’il fabrique ou non des poètes.
Et la fabrique elle-même ne tolère pas les rebuts :
toute la matière devra être exploi­tée,
comme une pros­ti­tuée habile exploite tous les recoins
de son corps. Les pays ont perdu du style,
ils ont gagné des action­naires » . (Chant IV, 25)

Quel film vous fait pleu­rer ?
« Paris-Texas”, de Wim Wen­ders. La scène des retrou­vailles me plonge dans un cha­grin infini. Tous les per­son­nages me touchent, l’errance de Tra­vis, le père ; le fils aban­donné par sa mère à l’âge de 4 ans ; l’amour nais­sant du fils pour son père ; la mère comme un fan­tôme. Il y a aussi l’Amérique que mon père fan­tas­mait. Les acteurs sont justes et puis­sants, les cou­leurs sont belles. Bref, tout y est pour me faire pleurer.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Moi qui me regarde dans ce miroir.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A mes grands-parents.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Une casse auto­mo­bile : un cime­tière qui sym­bo­lise le 20ème siècle, la liberté, le capi­ta­lisme… la débrouille. On y trouve des per­son­nages. On entre dans un autre monde. On y trouve des fan­tômes qui se regardent dans les rétro­vi­seurs ou fument sur le siège pas­sa­ger.
Quand je pénètre dans ces véhi­cules lais­sés là, j’entre dans une inti­mité. C’est comme si j’entrais dans la mai­son d’une famille qui aurait laissé la porte ouverte.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Comme pho­to­graphe… dif­fi­cile de choi­sir. Anne Rea­rick, William Eggles­ton, Vanessa Win­ship, R. Depar­don, Kris Killip, Gabrielle Duplan­tier, C. Agou, Pablo Baque­dano.
J’aime aussi le tra­vail d’Anne-Lise Broyer, que j’ai ren­con­trée grâce à Lju­bisa Dani­lo­vic et Sabrina Bian­cuzzi. Elle a une approche de la pho­to­gra­phie très par­ti­cu­lière. J’aime son rap­port au livre, à la lit­té­ra­ture. Rien n’est laissé au hasard dans son tra­vail.
Comme écri­vain j’aime Pierre Michon, Gon­çalo M. Tavares, Anto­nio Moresco et bien d’autres encore.
Je peux aussi citer Sophie Calle, cer­tains peintres fla­mands du 17ème, Chéri Samba, Cyril Pedrosa…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Du temps !
Un billet de train valable un an et dans dif­fé­rents pays.
Une oliveraie

Que défendez-vous ?
La lutte contre toutes formes de mani­pu­la­tion des consciences, contre la concen­tra­tion des richesses et celle des pro­grès tech­no­lo­giques.
Je défends la créa­tion d’un sta­tut juri­dique spé­ci­fique pour des élé­ments comme le sol, l’eau, l’air, le loge­ment, l’électricité afin qu’ils sortent de la mar­chan­di­sa­tion et du contrôle de l’État. Ce sont des biens communs.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Cela m’inspire de la curio­sité pour la psychanalyse.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Que c’est dans l’air du temps. Cela me donne envie de crier « Ecoute-moi, bordel ! »

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Pour­quoi ajoutez-vous « Sam­so­noff » à votre nom ?
Ou Roddy, c’est votre vrai pré­nom ? (on me le demande très souvent)

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 14 février 2018.

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