Christophe Grossi, Corderie

Les noeuds

Après son excellent Ricordi  (2014), là où le « je se sou­vient » (ce qui est dif­fé­rent du « Je me sou­viens » de Pérec),  Cor­de­rie repré­sente le deuxième « mou­ve­ment » du cycle « Fils et ficelles » qui, sous la forme de récits inter­roge, « la filia­tion, l’héritage et la trans­mis­sion à par­tir du sou­ve­nir et de l’oubli, de l’ordinaire et de sa trans­fi­gu­ra­tion ». Chris­tophe Grossi fut libraire en bou­tique puis en ligne, atta­ché d’éditions et depuis 2009 son site « Déboî­te­ments » est devenu son labo­ra­toire d’écriture. Il demeure ainsi un élec­tron libre de la lit­té­ra­ture et de la poé­sie.
La Cor­de­rie  — après la pre­mière voix de celui qui se défi­nit pour de mul­tiples rai­sons « père-fils » — ras­semble des dizaines de trames nar­ra­tives où une nou­velle fois la voix des vivants et des morts crée un chœur. Le pré­texte en est un pas­sage sur l’Île de Ré. Un homme (sem­blable et frère de l’artiste) et qui va deve­nir père pour la seconde fois bâtit un ate­lier ou plus exac­te­ment une « cor­de­rie » : il va tendre toutes sortes de cordes et de câbles. Mais dans cette toile d’araignée bien d’autres fils et filins l’entourent : celui d’une com­mu­nauté qui n’est pas uni­que­ment de chanvre et d’acier : comme dans le pre­mier livre se « tordent » une cohorte d’aïeux, d’artistes vivant ou non, de sil­houettes réelles et de per­son­nages de pure fiction.

La cause de cette pré­sence mul­tiple est pré­cise. Comme le sou­ligne l’auteur, « Il y a tant de corps en nous ». Ceux bien sûr de nos proches qui nous habitent mais bien d’autres… Nul besoin d’aller sur leurs tombes pour s’en sou­ve­nir. Ils sont là : dési­rables même lorsqu’ils demeurent incon­nus. L’effet de dis­tance et de sépa­ra­tion qu’engage la situa­tion en l’île rend cette ques­tion du corps obses­sion­nelle. Et le fait que sa com­pagne porte une vie future n’y est pas pour rien. La fabrique de ficelles et de cordes devient une sorte de méta­phore. Peut s’y atta­cher et rete­nir tout l’amour du monde et s’y inter­ro­ger sur le sens même de la sépa­ra­tion et de la pré­sence.
Emma­nuelle Pagano a bien sou­li­gné ce qu’engage pour Grossi une telle écri­ture à la recherche du temps non perdu mais qui ne cesse de « filer » : « Avoir des enfants n’empêche pas de se sen­tir seul, seul au milieu de la lignée, de la cor­de­rie ». Cette soli­tude devient le moyen d’un retour non étroi­te­ment sur soi mais sur l’autre. Ce der­nier n’est pas un enfer mais LE manque, absolu, irré­pres­sible. Encore faut-il savoir non seule­ment com­ment il nous inter­pelle mais ce que nous en faisons.

D’autant que tout lieu et lien res­tent pro­vi­soires. Ecou­tons sur ce point la lec­trice qui accom­pagne ici Grossi : « Pen­dant que les enfants s’étirent pour habi­ter leur corps, qui s’étire à son tour pour conte­nir leur éner­gie, les parents tentent d’habiter les lieux où vivre avec eux. Mais jamais rien ne va dans les mai­sons ». Chaque fois qu’un « paquet » se ficelle un bout traîne. Plu­tôt que de le cou­per, c’est l’occasion de le tirer pour voir ce qui « vient » et que ce chaque nœud para­doxa­le­ment déroule. Bref, une corde en appelle une autre en un inlas­sable tra­vaille de ras­sem­ble­ment pour tis­ser une corde qui n’est pas faite pour se pendre mais tendre l’existence.
Un fil est lui-même un fils (et vice versa): il pose des ques­tions à son « père ». Et celui-ci ne connaît pas for­cé­ment les réponses. Dans l’artisanat du vivre, le savoir-faire est tou­jours approxi­ma­tif. Et par­fois, fil et fils obligent à soup­çon­ner un indi­cible. Il s’agit de tour­ner autour de la matière fibreuse comme autour des ques­tions. De la sorte, d’autres liens se tissent : ceux qui n’étaient pas soup­çon­nés. Ils ne per­mettent pas seule­ment au « métier de vivre » de se pour­suivre mais de l’habiter contre vents et marées et tout ce que l’on estime rater.

Il existe là une belle leçon d’existence (et d’écriture) : ne serait-elle pas celle d’un poète funambule ?

jean-paul gavard-perret

Chris­tophe Grossi, Cor­de­rie, avec une lec­ture d’Emmanuelle Pagano et des des­sins de Daniel Schlier, l’Atelier Contem­po­rain, Stras­bourg, 2018, 144 p.

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