Enquête sur le sang des rois assassinés
Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux pour comprendre le monde. L’histoire n’est pas un paysage immobile de faits, extérieurs à nous-mêmes, constitués pour l’éternité. Nous connaissons l’horrible Ravaillac, ce roux, et sa victime Henri IV, personnages classiques, repères de l’histoire de France. Nous connaissons un peu moins l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément. Et puis nous avons en mémoire la nation révolutionnaire envoyant à la guillotine son ancien roi Louis Capet. En s’inscrivant dans une mémoire nationale réductrice, leurs histoires violentes doivent servir notre paix civile.
Mais derrière ces actes, ces figures et ces personnages qui de manière trop souvent évidente ont “fait” l’histoire, il y a des profondeurs rarement abordées. On se contente la plupart du temps de nommer les acteurs, leur identification nous suffit, nous satisfait. Le théâtre, la littérature peuvent alors mettre en scène et mobiliser ces figures, pour en jouer.
L’histoire, quand elle est bien faite, ne peut se contenter de poser ainsi le décor pour les autres. Elle doit au contraire détruire le paysage, le saccager. Le retourner de fond en comble. Et c’est ce que Monique Cottret a fait… 400 ans de tyrannicide vivement et méthodiquement arrachés, sectionnés, réduits en miettes. Et tout ça pourquoi ? Pour questionner de manière rafraîchissante les liens entre sociétés et pouvoir, simplement.
L’enquête commence avec le cas Lorenzo, dans la Florence en crise du début du XVIème siècle. En se présentant comme un nouveau Brutus, Lorenzo de Medicis défend le meurtre de son cousin Alexandre en le présentant comme un tyran. Tous les assassinats politiques ne sont pas des tyrannicides. Le tyrannicide s’accompagne d’un effort de légitimation, d’un discours de légitimité. Crime absolu, sacrilège terrible, le meurtre de roi se défend donc parfois, quand même. Par qui ?
Comment ? C’est la matière de l’enquête, aussi riche que fascinante. Si la vertu du crime majeur se dispute, se discute, elle s’analyse donc aussi.
Or l’Europe moderne a vu la mise en place théorique de la monarchie absolue. Comment cette pensée a-t-elle coexisté avec celle de la pensée tyrannicide ? Le tyrannicide était-il concevable sous Louis XIV ? Le fil rouge est attirant, curieux… on tire et c’est une énorme pelote bien complexe que l’historienne révèle, avec rigueur et simplicité.
Monique Cottret, telle une archéologue, met à jour dans ce livre d’histoire qui est aussi un parcours conceptuel — tout l’outillage intellectuel que les hommes ont utilisé pour justifier, ou condamner des structures de pouvoir. Les références culturelles, politiques, juridiques et religieuses sont toutes passées au crible. A faire l’histoire d’une idée le risque était grand de ne faire qu’une histoire conceptuelle, trop théorique. Certes, “de la littérature à l’acte, il y a loin”, mais il faut s’intéresser aux bains, aux contextes mentaux, aux représentations — le mot est dit — qui entourent, voire déterminent le crime. Il est possible de dire : “Ravaillac était inévitable.“
L’auteur, parvient ainsi à montrer que la question du tyrannicide n’est pas une question annexe, subsidiaire ou illustrative de l’époque moderne mais au contraire qu’elle nous permet d’identifier et de mieux saisir la nature des liens entre sociétés et pouvoirs à l’époque moderne.
On est happé — et ça c’est une question de rythme et de style — par l’enchaînement des événements qui sont toujours reliés à des concepts neufs. Un exemple : la mort brutale d’Henri IV est aussi son triomphe : “C’est la chose la plus étrange, la plus difficile, la plus paradoxale à comprendre et à cerner pour l’historien : Henri IV impopulaire, fauteur de guerre, mal converti, paillard et tyrannique devient immédiatement, par la grâce du couteau de Ravaillac, un bon roi, un bon prince, le meilleur des rois.“
Cet événement est le point charnière du récit. Après lui, point de tyrannicide manifeste pendant longtemps jusqu’au choc du coup de couteau de Pierre Damiens contre Louis XV : “le tyrannicide si soigneusement écarté, refoulé, dénoncé, a bien été tenté.” Ce refoulement de l’idée tyrannicide constitue “sans aucun doute le point le plus inattendu et la découverte” de l’enquête. Et on ne peut qu’espérer que cette découverte en amènera d’autres. Il y a là un champ à explorer.
Le récit met en lumière tellement d’ambiguïtés, de paradoxes, de justifications, de bricolages intellectuels plus ou moins savants qu’on serait tenté de tout refermer sous le masque trompeur du cynisme. Si les hommes sont des bricoleurs permanents, certains sont pathétiques, d’autres géniaux.
Et la matière de ce bricolage est d’une diversité fascinante et enrichissante. Des discours, des phrases, éclairées sous ce nouvel angle prennent un autre relief : bien sûr, il y a l’harangue de Saint Just, mais moi, je choisis cette phrase de Diderot “Le livre que j’aime et que les rois et leurs courtisans détestent, c’est le livre qui fait naître des Brutus.”
Maintenant je comprends mieux Lorenzaccio.
c. aranyossy
Monique Cottret, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Fayard, décembre 2009, 450 p. — 25,00 € |