Elsa Osorio, Double fond

Une magni­fique évo­ca­tion d’une période noire, très noire !

En intro­duc­tion, une mère tente d’expliquer, par cour­riel, les motifs qui l’ont ame­née à aban­don­ner son fils, par deux fois. La pre­mière était pour l’arracher à l’ESMA, la seconde a été un choix. Elle raconte son mili­tan­tisme dans les FAR et les Mon­to­ne­ros.
En 2004, des pêcheurs de La Tur­balle trouvent le corps d’une femme morte depuis peu. Vite iden­ti­fiée, la vic­time est Marie Le Boul­lec, méde­cin urgen­tiste à l’hôpital de Saint-Nazaire. Muriel le Bris est jour­na­liste. Elle a été mutée du siège cen­tral à Saint-Nazaire pour cou­vrir les faits divers. Elle ren­contre le com­mis­saire Fou­quet qui l’appâte en citant l’origine argen­tine de la morte, son asphyxie par immer­sion. Les mul­tiples frac­tures laissent pen­ser qu’elle est tom­bée de très haut. Il men­tionne, avec l’air de ne pas y tou­cher, les vols de la mort, ces meurtres en Argen­tine à la fin des années 1970.
Cette mère conti­nue son récit. Elle mili­tait sous le nom de Lucia. Après sa ren­contre avec Manuel, le père de son fils, elle passe aux Mon­to­ne­ros dont elle devient l’un des offi­ciers supé­rieurs. C’est en sep­tembre 1976 qu’elle est arrê­tée avec Mathias, son fils de trois ans. Enfer­mée à L’ESMA (l’École de Méca­nique de la marine), elle est vio­len­tée. Pour sau­ver son enfant, elle accepte les avances de Raúl Radias, alias Le Poulpe, un offi­cier de la Marine qui tor­ture. Elle devient une repen­tie et effec­tue, pour la junte, des mis­sions sous haute sur­veillance. Quel che­min a-t-elle par­couru pour deve­nir Marie Le Boul­lec, et qui l’a tuée ?
C’est ce à quoi s’attache, avec opi­niâ­treté, Muriel aidée de Mar­cel, de Gene­viève, la seule amie de Marie, et de Fou­quet qui délivre au compte-goutte les infor­ma­tions policières…

Le roman est construit autour du par­cours de deux femmes. L’une, de natio­na­lité Argen­tine, milite dans l’opposition et tombe dans les rets des nou­veaux dic­ta­teurs, cette junte mili­taire qui ren­verse le gou­ver­ne­ment d’Isabel Perón en 1976. Pour faire libé­rer son fils, elle n’a d’autres recours que d’accepter l’aide d’un de ses tor­tion­naires. Avec les récits de Marie-Juana-Lucia-Soledad…, la roman­cière évoque les années noires de l’Argentine, la guerre sale menée par la junte, les centres de déten­tions, les tor­tures. Elle décrit la tra­jec­toire d’une femme qui veut sur­vivre, qui veut témoi­gner des hor­reurs vécues, des hor­reurs qu’elle a vues.
C’est aussi une page d’histoire, un éclai­rage sur cette période, en France, avec les comi­tés pour le boy­cott de la coupe du monde de foot­ball qui doit se dérou­ler en Argen­tine en 1978, le Centre pilote de Paris qui fonc­tionne au sein du ser­vice cultu­rel de l’ambassade où sévit une clique d’agents de ren­sei­gne­ments, de tueurs. Celui-ci a été créé en 1977 pour, entre autres, contre­car­rer les témoi­gnages des exi­lés en France. C’est le rôle trouble de l’amiral Emi­lio Mas­sera, un des dic­ta­teurs de la junte qui ren­contre Gis­card d’Estaing. On retrouve la patte de la puis­sante P2, la loge maçon­nique fameuse avec ses dan­ge­reux secrets.

L’autre est Fran­çaise, jour­na­liste. Par nature, elle aime foui­ner. C’est d’ailleurs la cause de sa muta­tion à Saint-Nazaire. Elle se prend de pas­sion pour ce qui semble un fait divers et va enquê­ter pour faire écla­ter la vérité, prou­ver qu’il s’agit d’un meurtre et démas­quer l’assassin. Elle s’attache à la décou­verte de cette femme appa­rem­ment sans his­toire, cette mili­tante deve­nue méde­cin urgen­tiste, savoir pour­quoi elle a été assas­si­née selon le pro­ces­sus mis au point par ces juntes mili­taires sud-américaines.
Elsa Oso­rio raconte, avec les enquêtes que mène Muriel, ce qu’a pu être la dic­ta­ture en Argen­tine à tra­vers les échanges de cour­riels entre un jeune homme et une femme qui semble bien connaître cette période, les témoi­gnages de sur­vi­vants, d’acteurs de cette période. Elle fait peser une menace latente, éma­nant d’individus qui res­tent fidèles à une idéo­lo­gie fre­la­tée et qui s’inquiètent des révé­la­tions que la jour­na­liste pour­rait faire.

La roman­cière conçoit, par petites touches, deux magni­fiques por­traits tout en nuances, loin d’un quel­conque mani­chéisme. Cha­cune porte ses zones de lumières et d’ombres. C’est un par­cours pour sur­vivre avec tout cela que cela implique comme appa­rentes com­pro­mis­sions. C’est aussi la vie de ces exi­lés qui doivent se cacher, qui doivent “dis­pa­raître” pour effa­cer les liens avec un passé plus ou moins dou­lou­reux. C’est la volonté de faire écla­ter une vérité, quelle qu’elle soit, avec en toile de fond la déter­mi­na­tion de Muriel pour prou­ver le bien-fondé de son carac­tère.
Autour de ces deux femmes, Elsa anime une gale­rie de per­son­nages tous attrac­tifs, avec en toile de fond, l’amour, cet amour qui naît n’importe où, n’importe quand, qui attache deux êtres dans les pires condi­tions. C’est aussi la détresse, les souf­frances de ceux qui aiment sans retour. Les péri­pé­ties s’enchaînent ame­nant une ten­sion et un lot de décou­vertes sans cesse renou­ve­lées. Juste une petite remarque rela­tive à la dis­cor­dance entre le texte et l’illustration de cou­ver­ture quant à la robe de la victime.

Un admi­rable roman, atta­chant, d’une grande pro­fon­deur, si riche qu’il peut se relire plu­sieurs fois tant il y a à découvrir.

serge per­raud

Elsa Oso­rio, Double fond (Doblo fondo) tra­duit de l’espagnol par Fran­çois Gau­dry, Édi­tions Métai­lié, coll. “Biblio­thèque Hispano-Américaine”, jan­vier 2018, 400 p. – 21,00 €.

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