John Berger, Comprendre une photographie

Le désordre manquant

John Ber­ger, plu­tôt que de par­ler de pho­to­gra­phie, pense avec elle. Et l’auteur de pré­ci­ser : « Nous consi­dé­rons les pho­to­gra­phies comme des œuvres d’art, comme la preuve d’une vérité par­ti­cu­lière, comme des res­sem­blances, comme des infor­ma­tions. Toute pho­to­gra­phie est en réa­lité un moyen d’examiner, de confir­mer et de construire une vue glo­bale de la réa­lité. D’où le rôle cru­cial de la pho­to­gra­phie dans la lutte idéo­lo­gique. D’où la néces­sité pour nous de com­prendre une arme que nous pou­vons uti­li­ser et qui peut être uti­li­sée contre nous. » Les occa­sions ne manquent pas dans ce der­nier cas : à com­men­cer par une pra­tique des prises comme l’humiliation incons­ciente voir un volon­ta­risme du for­tuit et de l’imprévisible.
John Ber­ger appelle à effort cri­tique sur le corps pathé­tique de l’image, qui est autant le signe de l’effraction du dehors que du dedans. Pour lui, le corps d’une pho­to­gra­phie raconte tou­jours autre chose qu’une his­toire de la pho­to­gra­phie : y déborde les obses­sions de l’amour des images et d’une sorte de féti­chisme. Dans les pho­to­gra­phies existent en consé­quence des dia­lec­tiques de l’ordre et du désordre, de la loi et de la trans­gres­sion, du sérieux et du comique sans pour autant rabattre la pho­to­gra­phie sur une simple his­toire de formes. Elles sont tra­ver­sées ou débor­dées par le pas­sage des anges, l’immanence de Spi­noza, la pos­ture de l’humiliation ou les pra­tiques de désir, l’épreuve du beau ou de la laideur.

Berger, pour par­ler de la pho­to­gra­phie, accepte de perdre toute maî­trise. Plu­tôt qu’un objet plus ou moins mort, et laissé à la curio­sité nécro­phage de ceux qui font pro­fes­sion d’analyser, il pos­tule la posi­tion de maître igno­rant. Son savoir ne pos­sède aucune autre forme que celle de celui qui apprend par ce à quoi il s’intéresse. Il « dépend » de la seule assomp­tion d’un « se-laisser-affecter » sans pos­tu­ler qu’on puisse défi­nir un sys­tème de règles de com­pré­hen­sion.
L’auteur adopte une posi­tion d’espérant selon une forme de curio­sité, afin de rendre compte de ce qui se pro­duit dans la ren­contre avec une pho­to­gra­phie loin de toute pré­ten­tion à une agio­gra­phie idéo­lo­gique  qui fein­drait de croire que tout pen­seur de l’image (ou d’autre chose) serait tou­ché par “l’art de la visi­ta­tion de l’idée” (Alain Badiou). La vérité de l’idée n’est jamais imma­nente. Et Ber­ger rap­pelle qu’il appar­tient au récep­teur de l’image de don­ner sens, ou non, à ce qu’il voit et non d’où il est, de qui il est, de ses connais­sances (donc de ses limites).

A l’inverse du main­tien de la vérité qui chez Badiou (englué dans son encens mar­xiste) fonde le maître éta­lon de ce qui est juste et de ce qu’il faut pen­ser d’une image, Ber­ger ne char­rie pas cet héri­tage d’un vieux pla­to­nisme revi­sité. Il évite dès lors deux tra­vers : l’image n’est ni traces insen­sées aux­quelles il tient à cha­cun de don­ner ou non du sens, ni vérité de l’idée qui main­tient l’exercice pos­sible d’une maî­trise et du savoir.
Le poète sort des que­relles sophistes comme de l’idée du sta­tut onto­lo­gique du « n’importe quoi » défini par Tris­tan Gar­cia, dans Forme et objet. Qu’il n’y ait de l’être de n’importe quoi, et donc que n’importe quoi relève de l’être, consti­tue l’espèce de pos­tu­lat méta­phy­sique que Ber­ger le refuse. Seules importent les moda­li­tés de l’appréhension de ce qui se pré­sente – et non pas quelque qua­lité qui lui serait intrin­sèque. Pra­ti­cien plus que théo­ri­cien, il a com­pris le dan­ger de l’abstraction pour pen­ser l’image comme lorsqu’il sou­tient que la phi­lo­so­phie n’était pas là pour expli­quer le monde, mais pour “l’empirer”.

Fort de cette seule cer­ti­tude, John Ber­ger se laisse empor­ter par la pho­to­gra­phie au-delà d’elle-même et de lui-même comme condi­tion néces­saire à ce qui, dans son approche, ne relève pas pour autant de la pure fic­tion. Il existe là un renou­vel­le­ment de la phé­no­mé­no­lo­gie dans l’ouverture de logiques des mondes à l’aune de ce que pro­duit la prise pho­to­gra­phique.
Au prin­cipe d’ordre cas­sant de la théo­rie il pré­fère la mol­lesse d’un prin­cipe de désordre. Pour lui, toute concep­tion duale crée des impasses sur une quan­tité de variantes que l’auteur éprouve le besoin de rap­pe­ler et de jux­ta­po­ser sans souci de fice­ler un cor­pus bien rond onto­lo­gique et/ou esthé­tique. Les images dans leur urgence ont plus à faire avec des struc­tures proches des construc­tions (d’un Prouvé ou d’un Piano) que des phra­séo­lo­gies de Barthes ou Badiou. Au logos fait place est un « trans­pir » et un trans­pir des corps, des bâti­ments, de la nature, sans qu’il y ait néces­sité de les ordon­ner sui­vant le graphe de l’Idée.

jean-paul gavard-perret

John Ber­ger, Com­prendre une pho­to­gra­phie, trad. Fa nchita Gon­zales Bat­tle, Héros-Limte édi­tions, Genève, 2017.

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