Bernard-Marie Koltès (1948 — 1989) est un auteur d’exception. Pour « happy few » diront certains. Il a connu pourtant et connaît un succès populaire international. Il reste un des auteurs francophones les plus joués dans le monde en dépit de sa brève carrière. Très tôt – un peu comme Chéreau qui lui fut proche – il se donna dès 20 ans un pacte avec lui-même devant un théâtre de Strasbourg : « être soi-même l’auteur de sa vie ». Cela imposa une morale et une loi : le désir et la beauté.
Même si parfois le premier passa au second plan par rapport à l’implication de faire œuvre, ce qui ne s’imbrique pas forcément avec la vie amoureuse que l’auteur du livre traite avec pudeur. Il sait en effet que retracer la prétendue intimité est toujours délicat et entraîne sur des voies qui ne sont pas forcément les « bonnes ».
Maïsetti se concentre sur le travail de l’auteur : en son nid premier (Strasbourg), puis lors de sa rencontre avec Chéreau, les pièces jouées à Nanterre au Théâtre des Amandiers, la reconnaissance publique et critique, ses problèmes avec la censure politique (pour “Roberto Zucco”). Le critique souligne le paradoxe de l’œuvre : à l’exception de la pièce précédemment citée elle donne l’image de notre époque en ce qui tient de sortes de fables poétiques dont l’écriture possède une puissance rare de renversement.
Ces « fables » sont nées – ce qui n’avait pas été suffisamment souligné jusque là – d’un ailleurs multiple en des lieux perdus : le delta du Niger, la jungle guatémaltèque, les ruines précolombiennes, les docks abandonnés de New York, les nuits de Salvador de Bahia, un vieux hangar d’aviation près de Chambéry où le dramaturge répète et finalise une pièce.
L’auteur n’a néanmoins pas cherché à retracer un itinéraire géographique. Il démontre comment Koltès s’est mis sans cesse en déséquilibre pour mieux « s’être » et chercher une vérité. Au besoin, en s’inventant des noms, en suivant des itinéraires d’aînés (Rimbaud, Dostoïevski, Faulkner) ou de frères ou de figures du désir (James Dean, Bruce Lee, Bob Marley et des inconnus du grand public).
Maïsetti propose donc après le Bernard-Marie Koltès un peu anecdotique de Brigitte Salino, le livre de référence sur le créateur, sa trajectoire existentielle, poétique et dramatique. Le tout dans la recherche de l’autre en soi, du moi nu dont les œuvres portent la trace en se confondant mais avec la distance nécessaire avec la vie.
Certes, il demeure des aspects qui restent dans l’ombre ou l’entre-dit. L’importance du père séminariste, puis militaire de carrière est quelque peu mésestimée. Cette présence joue pourtant comme modèle inversé et source d’information, de formation mais aussi de déformation sur divers pans de l’histoire de la France (la Seconde Guerre mondiale, les guerres coloniales). Il en va de même avec la figure maternelle aussi adorée qu’édulcorée. Il est vrai que Koltès lui-même ne s’est guère ouvert sur ces plans (même dans ses Lettres, du moins celles publiées chez Minuit).
Néanmoins, Maïsetti remet à distance le rôle du Parti Communiste et de ses communautés militantes pour réévaluer des points plus importants : la figure de l’étrange et de l’étranger qui parcourt sa vie et son œuvre. Ce livre permet donc de souligner ce que l’auteur écrivit dans une lettre de jeunesse: « Je reste persuadé que la vie est ce qu’on en fait, et qu’il n’est pas d’âge qui soit particulièrement malheureux — si ce n’est celui où l’on abandonne la partie — et on peut l’abandonner à tout âge (…) Je ne souhaite qu’une chose : c’est d’être capable toute ma vie de prendre des risques et ne jamais vouloir m’arrêter en chemin. N’est-ce pas cela, “avoir toujours vingt ans ?“
Rimbaud n’était pas loin. Koltès ne serait-il pas son égal ?
jean-paul gavard-perret
Arnaud Maïsetti, Bernard-Marie Koltès, Editions de Minuit, 2018, 352 p. — 18,50 €.