Carole Mesrobian pousse le visible en une littéralité soustractive faite de fragmentations, dispersions, incisions, coupures mais pour donner au chaos des figures de proue. Elle répond ainsi à ce que se demandait le héros de Soubresaut de Beckett qui “ne savait que trop bien comment c’était en dessous et ne désirait plus le voir”. Plutôt qu’entériner ce refus et quoique en « foulées délusoires » (titre d’un de ses livres) ou en descentes vertigineuses, elle glisse jusqu’au chaos sur « La luge / Posée dessus / Comme en obliquité sournoise », chercheuse égarée mais riches de ses hypothèses et ses spéculation pour une enquête aussi vaine qu’improbable en une longue et sombre coulée de concert vers un mirage d’union.
L’auteure ose scruter le sombre au point de défier toute identification comme telle. Un pas décisif est franchi. Le pouvoir de représentation de l’Imaginaire est remis en cause ; il n’est plus là pour représenter par effet de réel mais pour donner forme au chaos et osant courir le risque de réveiller l’inconnu, le scandale, le monstre. Mais d’autres surprises sont au rendez-vous : « Regarde / Je suis le vent traversé de feuillage / Je suis l’âcre la souveraine /Demain verra décapité / Comme un chemin où rien ne mène / La dépouille de ton chagrin / Verra la misère cette reine / Valser au don de ton destin / Et l’ambre feu de ta mesure/ ». Au monde tangible et cohérent, le jeu de l’Imaginaire et de l’écriture crée une suite de fluctuations décisives, de métamorphose et des possibilités d’émergence dans et du chaos. Reste le cristal étrange d’un tel mouvement et son précipité.
De Carole Carcillo :
- A contre murailles, Le sursis en conséquence (avec Jean Attali), Editions du Littéraire
- Foulées désultoires (Editions du Cygne).
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La quête d’une évasion entre la nuit et le temps. Je me lève comme on guette ceci, par espoir totalement éblouissant de m’appartenir dans cet espace. Entre la nuit, son passage suspendu, et l’épaisseur des mesures diurnes. Après il y a écrire, qui parfois vous y mène. Pas toujours, il faut savoir garder les mots éloignés, parfois. Je crois que je me lève pour attendre d’écrire.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Enfant je n’ai pas eu le temps de rêver. Je vivais dans un monde onirique. Ensuite comme un entresol entre soi et le ciel s’interpose le réel, qui offre à l’illusion l’occasion de sa disparition. Nous nommons, et dans la performativité nous installons la veille et le sommeil comme un empilement décousu et fragmentaire, quoique perçu très paradoxalement, comme un continuum. Mais enfant, je savais ainsi que tous les enfants savent que comme dans le jeu de la marelle la terre et le ciel sont dans l’espace identique d’une même figure. Il ne reste de ce souvenir que des rêves.
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai renoncé à renoncer.
D’où venez-vous ? N
ous venons du désir des autres. Pas je. Il est illusoire de penser venir de quelque part. Nous ne savons plus. C’est regrettable de ne pas même tenter de nous rappeler. S’identifier à un territoire, à un nom…Nous venons de là où plus rien ne perdure.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Le chaos, mais c’est un joli cadeau. On y trouve l’orbe imparable de toute parabole.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Le plaisir ne doit jamais être petit. Il est non quantifiable. C’est une sorte de liesse, une joie endogène et spirituelle. Le plaisir assouvi me semble n’être que la satisfaction d’un désir relativement superfétatoire, qui s’éteint avec l’avènement de son assouvissement. Une liesse, quotidienne ou non ? C’est au face à face avec soi même et son miroir sans teint.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Ce qui me distingue c’est que je ne suis pas écrivain, ou peut être alors productrice d’écrits vains, même si c’est un très mauvais jeu de mots. Mais les mots sont mauvais joueurs. Je conçois la magistrale assemblée des alignements de signes perdue dans l’enfermement d’un va –et-vient entre un signifiant entaché de dictionnaire et un signifié piégé à la subjectivité d’un récepteur. Mais peut-être alors est-ce là l’unique chance d’être écrivain, savoir ceci, l’indomptable accessibilité au sens. Je ne suis écrivain que dans l’effacement, pour cette même raison que toute trace déposée sur la neige est recouverte aux passages.
Comment définiriez-vous votre approche du travail de “mémoire” ?
L’empilement anecdotique et factuel des images de nos remplissages calendaires n’exsude ses sensations que lorsqu’il transcende l’émanation d’un discours pseudo-lyrique, pour se diriger vers l’inconscient collectif, ou convoquer les archétypes. Dire l’indicible. L’enjeu de la Littérature. Pour cela, il faut contourner les mots comme un enfant le fait d’avoir grandi. Il faut puiser d’autres mémoires à la source de l’Humain. Puis raconter l’océan. Travail de mémoire, tâche de puisatier.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
La première image qui m’a interpellée est celle de mon visage dans un miroir, lorsque j’ai réalisé que j’étais dedans. C’est le moment d’une captation, le début de l’illusion. Je suis ceci, et quelqu’un, un autre des autres, différent et séparé, mais semblable. Je suis dans l’unicité de la conjonction entre un nom et son signifié. Il faut ensuite développer la métaphore, pour se libérer.
Et votre première lecture ?
Sûrement “Babar”.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Je ne peux pas écouter de musique, sinon je m’envole avec les notes.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
On lit toujours le même livre, soi-même. L’imaginaire convoque l’émergence d’une mémoire subjective façonnée par le vécu visages robes couleurs paysages, et le tissu d’autres livres. Une recollection proustienne. On lit toujours soi-même dans les livres, et, au-delà, dans cette transcendance offerte par la Littérature, on s’agglomère au cosmos, à l’Univers. Dans la perte néantissime de notre identité, nous appartenons aux battements d’un cœur qui a cessé d’être dans la binarité de la chair.
Quel film vous fait pleurer ?
Les films me font moins pleurer que la vie. Et rire, aussi. S’il y en avait un, ce serait celui d’une famille, tu bouges et tu parles, là, dans ce cercle disparu d’une édification anecdotique, comme tentative de posséder l’impermanence. Mais vain. C’est un drame, les films de famille. Sinon la fiction filmique ne me fait pas pleurer, elle m’intrigue. Une dimension imaginaire de la dimension imaginaire du réel, une tautologie, en somme. Pas triste, mais dramatique, aussi. Double enfermement. Mais aussi espace libératoire, lorsque s’immiscent des interstices qui offrent une conjonction entre le réel et sa mise en scène. Une rencontre qui peut exister soit dans la similitude soit dans l’opposition. Un univers diégétique qui coupe l’herbe avant la racine.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un débit d’impuissance à scarifier ma stupéfaction d’être ce qui bat et agit, et dans le même temps le velours impétueux d’une puissance extradiégétique.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’ai jamais osé écrire à ma mère. Cela devrait pourtant être aussi simple qu’une graine raconte sa pousse à la terre. Mais les strates de nos sédiments existentiels enterrent nos têtes avant nos racines. Elle, c’est ainsi, elle est cette falaise ouverte sur le vide, avec du pare fou l’opacité herculéenne de son mutisme. Je n’ai jamais osé écrire à ma mère.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Le métronome. C’est un nom de paperasse qui dirait une ville où chacun ronronnerait dans un langage agonisant dans sa disparition sémantique.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je ne me sens proche de personne, pour la simple raison que je me sens éloignée de moi-même.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une lettre de celui qui pour. Il serait là comme il est quelque part, comme le pile du face, rêve de transcendance ou balivernes bovaryennes. Un jour ainsi, par hasard mon anniversaire, mais cela n’aurait aucun rapport avec, car qu’est-ce que ce jour où somme toute nous avons émergé d’une convocation à la terre ? Aucun sens, si ce n’est de recevoir, ce jour, ou un autre, une lettre de celui qui pour. Ce rêve fou de naitre lorsque l’amour sanctifie notre disparition.
Que défendez-vous ?
Je défends de marcher sur les fleurs. Pas sur leurs couleurs.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Cette phrase m’inspire le contraire de son égal : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on a à quelqu’un qui en a”. Cela revient au même : toujours un échange dans le parallélogramme d’une vacuité.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
La vie notre silence et même les cycles d’avancement du temps, quantifié non quantifiable, la réponse est oui, mais la question perdure. L’essentiel est que nous acceptions de la reconnaître comme un espace sans fin d’interrogations.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
La question d’Œdipe au sphinx, sauf qu’il n’existe pas.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard perret pour lelitteraire.com, le 25 décembre 2017.
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