Emmanuel Levinas : faire retraite dans le poème
Levinas propose dans ce texte une méditation sur Celan. Ce dernier appartient au cercle fermé de ceux qui, avec Agnon, Buber, Derrida, Jabès, Kierkegaard, Proust, habitent l’auteur. Il leur prête au besoin ses propres interrogations. Car à travers eux la tension de la pensée reste vive et ne cesse d’être en ébullition parfois tragique.
Tous proposent des élans vers l’autre. Mais Celan plus que les autres. L’autre est ce « tiers » énigmatique rencontré autant Sur le chemin de la vie (titre de la préface de Michaux) que sur celui de l’œuvre dans son désir d’atteindre la totale altérité en dépit d’une incommunicabilité dont ni Levinas ni l’objet de son étude ne sont dupes. Pour le premier, le second a su ne pas opter pour le faux risque du récit. Il a préféré une logique de la métamorphose sans pour autant caresser le « temps pur » cher à Proust. Levinas a pu capter chez Celan une expérience existentielle majeure par le poème et l’expérience du langage qu’il implique dans son autrement dire et son autrement être.
Le penseur trouve chez Celan un approfondissement à la séparation parfois quelque peu tranchante et « simple » que la philosophie se plaît à caresser — et dont la sienne n’est en autres lieux pas exempte. Il découvre une percée de l’ambiguïté et de l’ « insinuation» au sens quasi « physique » du terme. Levinas pour qui à la fois la relation à autrui est essentiellement langage, l’éthique inséparable de la parole, la transcendance accomplie dans le discours, saisit chez le poète des propositions plus complexes, car le phénomène d’écriture ne s’y réduit pas à un hégélianisme.
La « surface du dire » est donc plus abyssale que les mots peuvent le laisser « penser » lorsqu’ils se contentent de la rationalité discursive ou philosophique et qu’à l’inverse ils se rapprochent de ce que Mallarmé avait déjà établi : « l’accomplissement du langage coïncide avec sa disparition, où tout se parle mais où la parole n’est plus elle-même que l’apparence de ce qui a disparu ». Celan traite de cette « dissimulation » de l’incommunicable et de la manifestation d’une nuit qui finira par emporter le poète. Celan trouve donc un moyen d’approfondir l’échange. Et son livre devient un hommage à la dette qu’il doit au Créateur.
jean-paul gavard-perret
Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, préface d’Henri Michaux, lavis d’Alexandre Hollan, Editions Fata Morgana, Fontfroide le Haut, 2018, 48 p.