Albert Speer fut le confident d’Hitler. Il devint son ministre et œuvra en acteur majeur dans l’administration du Troisième Reich. Mais celui-ci a toujours déclaré méconnaître les crimes du régime. De plus, il est resté discret sur son rôle dans l’Etat nazi. Il a consigné ses mémoires dans deux ouvrages Au cœur du Troisième Reich et Journal de Spandau. Chacun connaît la valeur d’une autobiographie, un moyen bien utile pour réécrire l’Histoire et présenter différemment les implications et les actions, soit pour se donner un rôle plus glorieux, soit pour les minimiser comme c’est le cas ici. Par contre, il est passionnant de pouvoir lire et comparer des événements tels que racontés par l’acteur et la réalité, tant que faire se peut, plus historique.
Mais, avec ces textes, Albert Speer a égaré les juges de Nuremberg comme des biographes qui, subjugués par le personnage, n’ont fait qu’accréditer sa version. Il est vrai qu’il offre un contraste frappant avec la plupart des dignitaires nazis. Il reconnait une part de culpabilité dans une responsabilité collective (sic !). Cependant, c’est grâce à ce type d’individus, sans préoccupations morales, déterminé, ambitieux, que le régime a pu exister, perdurer.
Speer est issu d’une famille aisée. Il possède une intelligence exceptionnelle. Il se soumet aux exigences de son époque, revendique un goût pour les activités de plein air, le camping… Mais il est fortement attiré par les plaisirs matériels, le train de vie des classes dirigeantes, les voitures de sport, la bonne chère… Il doit son ascension, l’accès à une position élevée grâce à sa proximité avec Hitler. C’est en 1933 qu’une série de rencontres, de petites missions ponctuelles lui permettent d’entrer dans le cercle des intimes du Führer. La place d’architecte du régime étant vacante après le décès de Paul Troost, il prend sa place en 1934.
Il fait preuve alors d’un sens rarissime de l’organisation ce qui lui vaudra d’accéder à d’autres fonctions. Il se distingue une première fois pour les célébrations du 1er mai à Berlin ce qui lui vaut d’organiser le temple des manifestations démesurées à Nuremberg. Hitler lui confie alors le chantier de la grande chancellerie, un bâtiment gigantesque, d’ailleurs, le seul de ce type qu’il ait achevé. En 1937, il est nommé inspecteur général pour la construction de la capitale du Reich, le nouveau Berlin dénommé Germania. Ces constructions amènent l’installation de nouveaux camps de concentration pour extraire et tailler les pierres nécessaires.
Il faut faire de la place pour les bâtiments du nouveau Berlin. Speer, sans état d’âme, expulse les habitants, les obligeant à des logements précaires, allant jusqu’aux camps. Il coopère avec la SS pour faire travailler une main d’œuvre esclave. C’est, de nouveau, suite à un décès, celui de Fritz Todt, qu’il prend, nommé par Hitler, la direction de l’armement et celle de l’Organisation Todt, le grand groupe de génie civil et militaire.
Mais sa position n’est tenable que par sa proximité avec le Führer. Or, en décembre 1943, une blessure entraîne une longue hospitalisation qui l’éloigne de son mentor. D’autres profitent de l’occasion pour le mettre en retrait et le supplanter. Quand il est prisonnier des Alliés, il se réinvente un profil de repenti apolitique, position qui lui fait échapper à la peine de mort contre vingt ans de prison.
Malgré ce qui semble un dossier à charge, Martin Kitchen fait la part des choses, expose avec le plus d’honnêteté possible les circonstances, les positions prises, les décisions qu’il recoupe avec les actes qui ont suivi. L’historien réalise une biographie détaillée, étoffée, structurée, avec des analyses fines précises, concises, étayées avec les dernières découvertes dans la connaissance de cette époque.
L’auteur dresse un portrait plus véridique, plus proche de la réalité que celui que Speer a tenté de faire entériner.
serge perraud
Martin Kitchen, Speer, l’architecte d’Hitler (Speer. Hitler’s Architect), traduit de l’anglais par Martine Devillers-Argouarc’h, Perrin, octobre 2017, 640 p. — 27 €.