Martin Kitchen, Speer

Au plus près de la vérité 

Albert Speer fut le confi­dent d’Hitler. Il devint son ministre et œuvra en acteur majeur dans l’administration du Troi­sième Reich. Mais celui-ci a tou­jours déclaré mécon­naître les crimes du régime. De plus, il est resté dis­cret sur son rôle dans l’Etat nazi. Il a consi­gné ses mémoires dans deux ouvrages Au cœur du Troi­sième Reich et Jour­nal de Span­dau. Cha­cun connaît la valeur d’une auto­bio­gra­phie, un moyen bien utile pour réécrire l’Histoire et pré­sen­ter dif­fé­rem­ment les impli­ca­tions et les actions, soit pour se don­ner un rôle plus glo­rieux, soit pour les mini­mi­ser comme c’est le cas ici. Par contre, il est pas­sion­nant de pou­voir lire et com­pa­rer des évé­ne­ments tels que racon­tés par l’acteur et la réa­lité, tant que faire se peut, plus his­to­rique.
Mais, avec ces textes, Albert Speer a égaré les juges de Nurem­berg comme des bio­graphes qui, sub­ju­gués par le per­son­nage, n’ont fait qu’accréditer sa ver­sion. Il est vrai qu’il offre un contraste frap­pant avec la plu­part des digni­taires nazis. Il recon­nait une part de culpa­bi­lité dans une res­pon­sa­bi­lité col­lec­tive (sic !). Cepen­dant, c’est grâce à ce type d’individus, sans pré­oc­cu­pa­tions morales, déter­miné, ambi­tieux, que le régime a pu exis­ter, perdurer.

Speer est issu d’une famille aisée. Il pos­sède une intel­li­gence excep­tion­nelle. Il se sou­met aux exi­gences de son époque, reven­dique un goût pour les acti­vi­tés de plein air, le cam­ping… Mais il est for­te­ment attiré par les plai­sirs maté­riels, le train de vie des classes diri­geantes, les voi­tures de sport, la bonne chère… Il doit son ascen­sion, l’accès à une posi­tion éle­vée grâce à sa proxi­mité avec Hit­ler. C’est en 1933 qu’une série de ren­contres, de petites mis­sions ponc­tuelles lui per­mettent d’entrer dans le cercle des intimes du Füh­rer. La place d’architecte du régime étant vacante après le décès de Paul Troost, il prend sa place en 1934.
Il fait preuve alors d’un sens raris­sime de l’organisation ce qui lui vau­dra d’accéder à d’autres fonc­tions. Il se dis­tingue une pre­mière fois pour les célé­bra­tions du 1er mai à Ber­lin ce qui lui vaut d’organiser le temple des mani­fes­ta­tions déme­su­rées à Nurem­berg. Hit­ler lui confie alors le chan­tier de la grande chan­cel­le­rie, un bâti­ment gigan­tesque, d’ailleurs, le seul de ce type qu’il ait achevé. En 1937, il est nommé ins­pec­teur géné­ral pour la construc­tion de la capi­tale du Reich, le nou­veau Ber­lin dénommé Ger­ma­nia. Ces construc­tions amènent l’installation de nou­veaux camps de concen­tra­tion pour extraire et tailler les pierres nécessaires.

Il faut faire de la place pour les bâti­ments du nou­veau Ber­lin. Speer, sans état d’âme, expulse les habi­tants, les obli­geant à des loge­ments pré­caires, allant jusqu’aux camps. Il coopère avec la SS pour faire tra­vailler une main d’œuvre esclave. C’est, de nou­veau, suite à un décès, celui de Fritz Todt, qu’il prend, nommé par Hit­ler, la direc­tion de l’armement et celle de l’Organisation Todt, le grand groupe de génie civil et mili­taire.
Mais sa posi­tion n’est tenable que par sa proxi­mité avec le Füh­rer. Or, en décembre 1943, une bles­sure entraîne une longue hos­pi­ta­li­sa­tion qui l’éloigne de son men­tor. D’autres pro­fitent de l’occasion pour le mettre en retrait et le sup­plan­ter. Quand il est pri­son­nier des Alliés, il se réin­vente un pro­fil de repenti apo­li­tique, posi­tion qui lui fait échap­per à la peine de mort contre vingt ans de prison.

Malgré ce qui semble un dos­sier à charge, Mar­tin Kit­chen fait la part des choses, expose avec le plus d’honnêteté pos­sible les cir­cons­tances, les posi­tions prises, les déci­sions qu’il recoupe avec les actes qui ont suivi. L’historien réa­lise une bio­gra­phie détaillée, étof­fée, struc­tu­rée, avec des ana­lyses fines pré­cises, concises, étayées avec les der­nières décou­vertes dans la connais­sance de cette époque.
L’auteur dresse un por­trait plus véri­dique, plus proche de la réa­lité que celui que Speer a tenté de faire entériner.

serge per­raud

Mar­tin Kit­chen, Speer, l’architecte d’Hitler (Speer. Hitler’s Archi­tect), tra­duit de l’anglais par Mar­tine Devillers-Argouarc’h, Per­rin, octobre 2017, 640 p. — 27 €.

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