Alexandre Gefen, Réparer le monde

Les mots pour les maux

Lécri­vain n’est plus auto­nome, il doit tra­vailler le monde jusqu’à l’hystérie avec souci du “care” afin de répa­rer l’Histoire, le monde, les êtres. A la lit­té­ra­ture est pré­féré le témoi­gnage de ter­rain, fut-il ama­teur. Les livres sur le deuil fleu­rissent (For­rest fut un pion­nier) comme la plé­thore de livres de déve­lop­pe­ment per­son­nel. Au même moment, l’écrivain devient un pèle­rin social. Il se fend de visites dans les pri­sons, les hôpi­taux ou ailleurs. Bref, tout en éco­no­mie de pul­sions, il doit faire du lien social, de l’inter-action en méde­cin de cam­pagne de l’esprit.
Gefen le rap­pelle et sou­ligne que lire ou écrire est objet de par­faite rési­lience… Les leçons du livre (car tel devient son but) sont là pour rem­pla­cer l’église et autres cadres spi­ri­tuels vers un vivre-ensemble afin de créer « le peuple qui manque » de Deleuze. Bref, l’écriture est som­mée de ne plus être exté­rieure au monde. L’utilitarisme sani­taire s’impose au détri­ment du style – ne par­lons même plus de langue.

L’écri­vain se trans­forme en ravi de la crèche satis­fait de « faire dans le social », d’assumer un rôle qui n’est plus cri­tique. Il se contente de se replier dans une répa­ra­tion de l’individu ou de la société. Exit le for­ma­lisme par le retour au récit, au sujet. Gefen date avec rai­son cette mala­die sénile de la lit­té­ra­ture aux « vies minus­cules » auto­bio­gra­phiques, plus ou moins inven­tive et ses élans lyriques de Pierre Michon devenu paran­gon de la lit­té­ra­ture salué par un (beau au demeu­rant) Cahier de l’Herne. Elle se retrouve chez les Car­rère, Bon, Ernaux. Seuls les grands écri­vains savent évi­ter ce risque même ceux qui le frôlent (Modiano) mais qui ont le génie de ne pas y suc­com­ber. Chez l’auteur des Sou­ve­nirs dor­mants pas ques­tion de rêve d’empathie et de gué­ri­son, donc pas de fin ni de fins à la lit­té­ra­ture.
L’idéal huma­niste est donc une plai­san­te­rie ras­su­rante, une farce sor­dide. Bataille, Blan­chot, Duras, Beckett ont choisi, pour beau­coup, des gestes trop ter­ribles. Gefen ne dit pas vrai­ment qu’il pré­fère les écri­vains qui font du bien. Mais il ne dit pas le contraire non plus. C’est un posi­tion­ne­ment un peu ridi­cule. L’auteur opte pour un « en même temps » macro­nien. Si bien que la misé­ri­corde garde la dra­gée haute face aux che­mins du langage.

Impli­ci­te­ment, Gefen laisse la place autant à la nul­lité répa­ra­trice à la Ernaux qu’à Guyo­tat ou Houel­le­becq. Comme Viard et les maîtres uni­ver­si­taires des lettres, il ne se mouille pas face à ceux qui font sem­blant, dans leur poro­sité bien­veillante, de répa­rer les vivants. C’est pour les pre­miers une manière de pré­ser­ver leurs cou­ronnes uni­ver­si­taire au nom d’une mis­sion (au carac­tère reli­gieux du terme) de la lit­té­ra­ture et de sa visée col­lec­tive de conso­la­tion par des sup­pliques qu’ils enté­rinent.
La taxi­der­mie morale se veut désor­mais une poli­tique de la lit­té­ra­ture sous l’empire du je et de la démo­cra­tie. Son geste doit désor­mais deve­nir social ou poli­tique Néan­moins, nous pré­fé­re­rons tou­jours Artaud, Pérec, Cho­lo­denko, Beckett à tous les écri­vains doc­teurs en man­sué­tudes empa­thiques : ils cachent sous leur pré­ten­due atten­tion et inten­tion une grande indé­li­ca­tesse. L’injonction de la lit­té­ra­ture n’est pas de faire par­ler ou plu­tôt d’étouffer les dému­nis en leur don­nant la parole. Sauf en inven­tant un lan­gage : mais n’est pas Céline qui veut.

Le refus, le révolte sont pour­tant plus forts que l’orchestration du contact et son assi­gna­tion. Le règne abso­lu­tiste de l’empathie est à maints égards imbu­vable. L’écriture du bien par­ti­cipe d’une construc­tion sociale et intel­lec­tuelle des plus dis­cu­tables. Les gara­gistes de l’égo et de son âme ne sont comme leur nom l’indique en rien des écri­vains. Che­villard l’a com­pris : l’écriture n’est pas per­for­ma­tive, elle est for­ma­liste ou n’est pas. Sa résis­tance et sa sin­gu­la­rité passent par là.

jean-paul gavard-perret

Alexandre Gefen, Répa­rer le monde, Edi­tions José Corti, coll. Les Essais, , Paris, 2017, 302 p. — 25,00 €.

2 Comments

Filed under Essais / Documents / Biographies, On jette !

2 Responses to Alexandre Gefen, Réparer le monde

  1. lisette

    on trouve des argu­ments de poids et pleins de vérité dans cette réac­tion ! atten­tion : Ernaux et non Ernault +
    accord adjec­tif nom
    ps
    Gefen est un ponte qui prêche pour sa chapelle

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>