Ferdinand Gouzon, Collection

La folie de l’absolu

Ferdi­nand Gou­zon reste un auteur méconnu. Cofon­da­teur de la revue « Evi­denz », il a publié des textes majeurs dans des revues telles que « Mir », « Purple », « Edwarda ». Pour lui, tout créa­teur digne de ce nom à la fois s’inscrit dans le pré­sent et dans un temps paral­lèle. C’est pour­quoi l’auteur rap­proche les créa­teurs actuels qu’il juge incon­tour­nables des maîtres du passé — du moins ceux qui l’intéressent — avec au besoin un goût vers une forme de « clas­si­cisme » : celui de Dante ou de Gus­tave Moreau, celui plus éche­velé de Pom­me­reulle qui reste, pour lui, le par­fait anar­chiste et écor­ché vif. Ayant dû assis­ter comme appelé pour la Guerre d’Algérie à des scènes de tor­ture, il va en sor­tir muet avant de bou­le­ver­ser ses pra­tiques artis­tiques.
Les grands créa­teurs sont donc pour Gou­zon tou­jours impré­gnés des enjeux et révoltes de leur époque. Ils refusent la neu­tra­lité, osent le rica­ne­ment, le cynisme mais aussi l’invention d’une beauté para­doxale et sub­ver­sive. Elle per­met non seule­ment la luci­dité mais l’évasion, le rêve, l’utopie et bien sur le “théâtre de la cruauté” appelé par Artaud et qui se vou­lait jaillis­se­ment sans limite de la vie.

La ten­ta­tion de saint Antoine de Gus­tave Moreau est pour lui un des modèles des œuvres phares propres à modi­fier le monde et sa vision : « Chaque touche colo­rée agit comme le signe d’une émo­tion au bord du mael­ström, elle irra­die, désa­grège et réor­ga­nise, elle fabrique ce bloc d’énergie pure tout en dis­so­nances ». Elle per­met de décou­vrit la fameuse « note bleue » des jazz­men, propre — au bord du chaos — à ouvrir à la révé­la­tion de l’Harmonie, qui — rap­pelle l’auteur — est « fille d’Arès, dieu de la guerre, et d’Aphrodite, déesse de la beauté ». Chez Moreau en effet, la cou­leur sort des ténèbres ; elle affirme sa foudre – « on y voit du jaune, du cyan, des bleus outre­mer déla­vés, du rouge sang, des beiges et des verts en per­di­tion noyés dans de grandes cou­lées noires » qui osent le ren­ver­se­ment des codes, la trans­gres­sion du monde pour sa renais­sance.
Toute grande œuvre est donc une urgence, un objet de pré­mo­ni­tion, un effort de la cruauté de la pen­sée contre la vio­lence d’un monde plein de « griffes » (Pom­me­reulle) de « mâchoires » (B. Lamarche-Vadel). Et « Col­lec­tion » répond en quelque sorte à une com­mu­nauté de pen­sée et de sen­sa­tion avec les artistes que l’auteur défend. Leurs œuvres sont autant une autop­sie de leur époque qu’une réponse plus géné­rale à ce qui fait et est vio­lence dans l’être et le monde. Dante, Cer­van­tès, Moreau, Lewis Car­roll hier, Pom­me­reulle, Bataille, Larmarche-Vadel plus récem­ment illus­trent com­bien cette vio­lence est un état per­ma­nent, un désac­cord pro­fond avec soi-même et le monde.

Cette expres­sion prend par­fois des aspects para­doxaux comme le prouvent les « Scènes de crime » évo­quées par l’auteur à pro­pos de Fré­dé­ric Pardo et de Max Ernst. En effet, tout semble de prime abord calme et volupté auprès d’une « Rivière mélan­co­lique cou­verte d’une pel­li­cule végé­tale nacrée sous un ciel bleu vio­let du soir (…), arbres en ombres chi­noises aux feuillages de den­telle troués de lumière blanche ». Mais il faut se méfier du pay­sage. Sous la tech­nique de la tem­pura aux cou­leurs sur­na­tu­relles sur­git un pay­sage inté­rieur, « un lieu sub­ti­le­ment déréa­lisé par le peintre » mais dont la dimen­sion rêveuse devient « nar­co­tique et véné­neuse » si bien, comme l’indique un autre titre de Gou­zon, qu’ en croyant cher­cher la fraî­cheur on marche jusqu’au sang et la vio­lence cachée.
La créa­tion –la vraie — rap­proche ainsi d’Illuminations para­doxales et fer­ventes qui renoncent au nihi­lisme sans tom­ber dans l’idéalisme. Car chaque œuvre naît de la fange. Souvenons-nous de Bau­de­laire : « tu m’as donné la boue et j’en ai fait de l’or ». C’est là l’envoûtante énigme de la créa­tion, son côté irré­duc­tible et irré­cu­pé­rable face à ce que Gou­zon nomme « la for­cé­ment funeste, mor­sure du réel ». L’auteur y entend la voix d’un enfant qui sait que l’absolu existe et « que la vie consiste à ten­ter de l’atteindre, tou­jours ». Chaque oeuvre est donc la réponse à « l’Il était une fois du conte per­verti par une vio­lence pure ». Face à ce trau­ma­tisme ori­gi­nel demeure la volonté de la folie de l’absolu lorsqu’il n’est pas doxa idéo­lo­gique et san­gui­naire mais la beauté pure de l’art, elle porte les traces de la vio­lence pour qu’il expie.

jean-paul gavard-perret

Fer­di­nand Gou­zon, Col­lec­tion : « La ten­ta­tion de Saint Antoine (à pro­pos de Fré­dé­rix Pardo et Mac Ernst) », « Scène de Crime de Gus­tave Moreau », « Je cher­chais la fraî­cheur, j’ai mar­ché jusqu’au sang », Edi­tions Lit­té­ra­ture mineure, Rouen, 2017.

 

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