Merci à Sue Carrell de nous avoir offert ce cadeau : un vrai trésor
Cette édition est le fruit d’une entreprise presque aussi romanesque que les amours de Sabran et Boufflers : Sue Carrell, la lettrée américaine qui l’a établie, y a consacré une vingtaine d’années de sa vie, s’efforçant de réunir le plus de lettres possible d’une correspondance exceptionnellement longue, sans mobiles autres que son intérêt passionné pour les deux épistolaires et son envie de faire « un beau cadeau » aux lecteurs.
On l’admire d’autant plus qu’avant elle, nul spécialiste ne semble avoir mesuré la valeur de ces échanges épistolaires, alors qu’ils représentent un apport majeur du point de vue littéraire comme sur le plan historique. La comtesse de Sabran (1749-1827), veuve et mère de deux jeunes enfants, rencontre le chevalier de Boufflers (1738-1815) à un moment propice pour se lier d’amitié, mais peu favorable aux amours : si l’homme qui s’enflamme pour elle lui inspire une forme d’admiration, grâce à ses dons et à son érudition, elle rechigne aussi bien à se compromettre par une liaison qu’à épouser un noble appauvri dont la carrière laisse fort à désirer.
Plusieurs années durant, Boufflers lui fera sa cour avec une patience passionnée qui persiste envers et contre tout, sans cesser de s’efforcer en même temps d’améliorer sa situation sociale et matérielle pour être digne d’elle.
La partie de leur correspondance qui remonte à cette période nous offre de vrais chefs-d’œuvre en matière de lettres d’amour qui n’osent guère s’avouer, le pauvre chevalier déployant tout son esprit dans l’espoir de compenser ainsi ce qui lui manque par ailleurs pour séduire, au plus grand plaisir du lecteur. Quand Boufflers finit par devenir l’amant de la comtesse, les circonstances ne leur permettent pas de se revoir souvent, mais Éléonore s’attache à lui toujours plus profondément : Je t’aime au moins comme la mère Ève aimait le père Adam, et je te dis tout ce qu’elle lui disait dans ce charmant paradis où ils étaient si à leur aise, lui écrit-elle avec le mélange d’humour et d’ardeur typique de leur tournure d’esprit commune.
On suit comme une intrigue de fiction les aléas qui les éloignent, leurs rêves de retrouvailles, et les vicissitudes de la carrière de Boufflers qui se retrouve gouverneur du Sénégal, autrement dit plus éloigné que jamais de sa bien-aimée, à force d’avoir cherché une situation plus proche de la sienne.
Il leur faudra attendre vingt ans en tout pour pouvoir enfin se marier grâce aux circonstances historiques, la Révolution et l’émigration ayant réduit entre-temps les obstacles à leur union. Ce volume (le premier) de la correspondance s’achève avant cette étape, sur de belles annexes dont le conte Aline, reine de Golconde, qui valut au jeune Boufflers une gloire littéraire de brève durée, et qui frappe le lecteur d’aujourd’hui par son subtil mélange d’idéalisme et de cynisme mi-enjoué, mi-douloureux. Toujours en annexe, la lettre de Boufflers à l’abbé Porquet, où se trouve expliquée sa décision de quitter l’état ecclésiastique pour le militaire, compte tenu de « la toute-puissance des sots » qui inspire au jeune homme une « extrême vénération », est un morceau d’anthologie en fait d’ironie impertinente.
On attend avec impatience les deux volumes suivants, et l’on sait gré à Sue Carrell de nous avoir offert ce cadeau : un vrai trésor.
a. de lastyns
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Éléonore de Sabran, Stanislas-Jean de Boufflers, Le lit bleu, correspondance 1777-1785, lettres réunies par Sue Carrell, Tallandier, 2009 – 25,00 € ISBN 978-2-84734-492-9 |
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