Cholodenko poursuit ce qu’il a entamé avec Il est mort ? : un travail d’effacement et sa célébration. Dans cette saisie de l’existence, le dessein a besoin d’un dessin et le dessin d’un dessein afin de créer de la pensée digne de ce nom là où bien des pensums l’étouffent. Le réel comme le moi devient un ailleurs dans sa représentation. Mais pour l’atteindre, Cholodenko — de plus en plus pointu et pertinent à mesure que se textes raccourcissent — choisit une double instance.
Dans la première partie de l’évocation, de l’indicible est pigmenté en caractère gras de quelques piquets signalétiques afin de ne pas rater le passage obligé. Dans la seconde, par fragments le tableau peut devenir sinon abstrait du moins mentalisation de ce qui en l’être non se dilue et s’évapore mais ce qui serait encore présent, entre autres, les 21 grammes si l’on en croit une certaine tradition apocryphe. Elle trouve son apogée dans la troisième partie du texte : une clé ferme plus qu’elle n’ouvre l’énigme de l’être en bouclant la boucle par un retour aux sources d’avant même le langage: l’enfant dessine et gribouille avant d’écrire.
Mais à mesure que l’égo disparait, l’imaginaire évocatoire ouvre l’espace textuel à des possibles. L’auteur exclut ce que Derrida dans La dissémination nomme un “hymen” susceptible de laisser poindre un monde nouveau mais, à l’inverse, il fait émerger un impensable que l’auteur finit par saisir, atteindre ou revenir. D’où l’état de limbes précieuses du livre. L’auteur contraint à scruter la voie à travers un non-lieu, perçoit ce qui demeure sans être ou si peu.
L’image n’est plus un tissu, le langage n’est plus une trame. A perte de vue, Cholodenko convoque le silence de l’être qui n’a qu’à peine vu le jour ou qui le voit de plus en plus mal. En conséquence, cet être ne peut ni imaginer — même s’il en garde la tentation — un monde, ni faire surgir une présence, si ce n’est celle d’états particuliers. Ils permettent néanmoins de revisiter l’existence selon une perspective « neuve ». Il n’est pas jusqu’à l’ennui « dans ses inutiles va et vient » à ne percer aucune durée mais à révéler à l’homme que celui-là est « un état plus qu’une qualité ».
Tout s’écrit ici sous la puissance de la finesse et d’une paradoxale légèreté. Le « dessin » tel qu’il se dit devient l’icône mystérieuse qui protège la pensée de la tentation du néant. Cholodenko “montre” de la sorte des images qui n’en sont pas sans se réduire toutefois à des ersatz, à des fausses barbes. Elles sont plus que des ombres passagères car elles gardent une sorte sinon d’inaltérabilité du moins de fidélité à de « minimes turbulences » que le texte rassemble en ces trois moments.
Dès lors et à l’inverse d’un des textes terminaux de Beckett (Le Trio du Fantôme) où « le miroir ne reflète rien », ici l’image perdure : la voix la décrit, didascaliquement : non pour dessiner le réel mais ses états de conscience. Les contempler ne revient pas à reculer dans un destin vide mais renvoie à une possibilité subtile d’existence au moment où un affaissement demeure contrarié.
Preuve que quelque chose bouge encore un peu. Cholodenko l’explore jusqu’à la limite du visible et du ressenti. Si, comme Beckett, il touche une sorte de frontière, à l’inverse de ce celui-là il ne s’agit pas d’un point de non-retour. L’auteur s’élève contre l’absence de l’être, du monde et de l’image elle-même afin que le souffle ne possède pas l’odeur des cendres. Le tout au moment où la prose prend la force d’une poétique de la présence là où la solitude physique permet de parler « à dessin ».
jean-paul gavard-perret
Marc Cholodenko, Je te fais un dessin, P.O.L éditeur, Paris, 2017, 120 p. –13, 00 €.