Marine Lanier entre oncle d’Amérique et déserteur belge : entretien avec l’artiste (Nos feux nous appartiennent)

Les œuvres de Marine Lanier créent des cou­lées spa­tiales — espaces appa­rem­ment inertes mais que la prise et ses trans­fi­gu­ra­tions font (re)vivre. L’artiste pro­pose un endroit où le regard se repose ou s’inquiète comme lorsque les yeux se ferment mais ici ils habitent le signe. Pour cela, Marine Lanier évite tout pit­to­resque. D’une cer­taine manière, ses images refusent de coha­bi­ter avec le por­trait, le pay­sage : elle le recrée non sans une vir­tuo­sité mais qui reste tou­jours dis­crète là où tout se recons­truit. Mort et renais­sance si l’on veut. Il s’agit de créer sans ten­ter de com­bler l’écart entre les choses et l’absolu : car ce der­nier n’existe pas. Reste néan­moins la part du rêve, de l’interprétation.

Marine Lanier, Nos feux nous appar­tiennent, co-édité chez édi­tions POURSUITE (Arles / Paris) et édi­tions JB (Genève), accom­pa­gné par le texte Gran­dir comme un arbre de l‘écrivain Emma­nuelle Pagano.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
« La Pro­messe de l’aube ». C’est un des plus beaux titres de roman que je connaisse. Voir le soleil se lever alors que je suis debout depuis long­temps me donne la sen­sa­tion que la jour­née m’appartient. J’ai pris cette habi­tude enfant, où je des­si­nais des îles et racon­tais des his­toires sur des car­nets que je fabri­quais mal­adroi­te­ment avant que le soleil ne se lève — sur un petit bureau que mes parents avaient ins­tallé à l’extérieur de la chambre com­mune que je par­ta­geais avec mon frère. Je garde sinon un doux sou­ve­nir de ma grand-mère fleu­riste qui sor­tait ses pots de la chambre froide aux aurores. Je par­ta­geais ces moments avec elle, avant que toute la mai­son­née ne se réveille et que l’agitation sur­vienne. Et puis les jours de flemme aiguë je me répète comme man­tra A qui se lève matin, la vie aide et prête main !

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je vou­lais être vul­ca­no­logue, comme Haroun Tazieff qui habi­tait un petit vil­lage, Mir­mande, à côté du mien dans la Drôme. Ce désir est en par­tie à l’origine de mon obses­sion du feu et de cet amour incon­di­tion­nel pour les films “Stromboli“de Roberto Ros­sel­lini et “La Sou­frière” de Wer­ner Herzog.

A quoi avez-vous renoncé ?
A être vul­ca­no­logue — je ne me suis jamais réso­lue à por­ter une com­bi­nai­son inté­grale ignifugée.

D’où venez-vous ?
De la Drôme, entre Valence et Die. Au bord de la rivière. Un endroit à la croi­sée des romans de Mark Twain et du film « Deli­ve­rance » de John Boor­man. Si l’on tend l’oreille on peut entendre la mélo­die du duel au banjo que l’on joue dans le lointain.

Qu’avez-vous reçu en « héri­tage » ?
Un arbre généa­lo­gique fas­ci­nant, avec des per­son­nages très roma­nesques — ter­reau de créa­tion inépui­sable. Un arrière-grand-père capi­taine de vais­seau qui n’est jamais monté sur un bateau, un oncle d’Amérique, un déser­teur belge, des marins d’Indochine, des relais de dili­gence, des mai­sons qui brûlent, un conte ibé­rique, des amours ancil­laires, des jar­dins où s’écroulent des ruines, une fon­de­rie de canons, une arrière-grand-mère aveugle. Et puis une autre arrière-grand-mère ita­lienne, orphe­line et mytho­mane qui orga­ni­sait de vraies-fausses expo­si­tions à Mont­lu­çon. Elle signait des pein­tures qu’elle n’avait pas peintes, appe­lait tous ses chiens de même race, des dal­ma­tiens, Sunny, posait avec un fleu­ret d’escrime, et puis fiè­re­ment sur des che­vaux noirs — alors qu’elle ne pra­ti­quait ni l’escrime, ni l’équitation. Il y a des images d’elle devant des avions à bord des­quels elle ne s’est jamais envo­lée. Dans sa petite ville ther­male d’adoption, on la voyait démar­rer au quart de tour, fou­lard sur la tête et lunette de soleil vis­sées sur le nez, dans une Triumph blanche. Elle se nour­ris­sait par­fois pen­dant des semaines entières de grandes tar­tines beur­rées qu’elle trem­pait dans son café au lait à dix-huit heures du matin. On la qua­li­fiait d’originale pour ne pas dire qu’elle était folle. Les pho­to­gra­phies de sa vie fan­tas­mée sont encore ran­gées dans des albums chez mes parents. On l’appelait « Maman Jackie ». Son vrai patro­nyme ita­lien était en fait Maria Val­preda.
Le des­tin de sa mère Mar­gue­rita Val­preda, morte à trente-quatre ans de la tuber­cu­lose, est lié à La Cas­ti­glione di Asti, maî­tresse de Napo­léon III, éga­le­ment égé­rie d’un pion­nier de la pho­to­gra­phie, Pierre-Louis Pier­son. Maria Val­preda s’est tuée d’une balle dans le cœur avec sa cara­bine, dont elle avait pris soin de scier le canon, afin que le bruit n’alerte les voi­sins. Sa der­nière mis­sive fût un télé­gramme. C’était l’été meur­trier de mes cinq ans. Cet été-là, elle qui n’était pas mater­nelle, me récla­mait tous les jours. Mon père me pas­sait au-dessus d’une petite grille, j’atterrissais au milieu de son chan­dail. Ses paillettes m’éblouissaient. À l’intérieur, après avoir fran­chi un esca­lier en fer orné d’une fausse boule de cris­tal, elle me fai­sait plon­ger la main dans une boîte de bon­bons mul­ti­co­lores posée sur un pla­teau de verre sup­porté par des lions. Je l’ai vue pour la der­nière fois. Elle m’a dit dans l’oreille en me ser­rant contre elle qu’elle allait par­tir pour un très long voyage au mois d’août.

Qu’avez-vous dû aban­don­ner pour votre tra­vail ?
La sécu­rité. Avec les années, telle une ancienne com­pagne, je la regrette de moins en moins. Mais du coup, adieu, veau, vache, cochon et French Rivieria.

Un petit plai­sir – quo­ti­dien ou non ?
Du cho­co­lat noir 100 % cacao depuis que j’ai arrêté de fumer déraisonnablement.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Rien en appa­rence. J’ai seule­ment une botte secrète. J’aime tirer les cartes de tarots de Mar­seille si on me le demande gen­ti­ment. Il s’agit de mon plan B si la pho­to­gra­phie ne fonc­tionne pas. J’achèterai une rou­lotte, un fichu, pour dire la bonne aven­ture au bord de la rivière, je cou­le­rai des jours tran­quilles dans la val­lée en récla­mant mon­naie son­nante et tré­bu­chante pour bons et loyaux ser­vices ren­dus à mes congé­nères. En atten­dant, je vais encore per­sé­vé­rer un peu dans le plan A avant de pas­ser sur un coup de tête au plan B.

Com­ment définiriez-vous votre approche du pay­sage et du por­trait ?
Lente et par­ci­mo­nieuse puisque j’utilise une chambre photographique.

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pella ?
Les feux que mon père fai­sait dans le jar­din. Sinon, un petit livre que ma mère avait sur le peintre Miro. Je l’ai regardé de nom­breuses fois. J’en garde aujourd’hui une fas­ci­na­tion pour les visions hal­lu­ci­na­toires, la lune, le soleil, les astres en général.

Et votre pre­mière lec­ture ?
« La Chèvre de Mon­sieur Seguin »
était mon his­toire pré­fé­rée. Je pleu­rais tou­jours à la fin du livre. Et je disais à mon père : Fais pas ta voix — quand il enta­mait cette phrase : Tout à coup, le vent fraî­chit. La mon­tagne devint vio­lette ; c’était le soir… “Déjà !”. Par ailleurs j’avais un ins­ti­tu­teur écri­vain, mata­dor et rug­by­man, en pri­maire, qui se tenait fier et cam­bré. Il était pas­sionné par l’Andalousie. Il avait comme ami proche Jean Fer­rat. Sa per­son­na­lité nous impres­sion­nait par son carac­tère ombra­geux. Chaque lundi, il nous écri­vait un texte comme une série dont on attend le pro­chain épi­sode. Nous l’enregistrions tour à tour sur un petit magné­to­phone. J’avais la sen­sa­tion qu’il écri­vait pour moi. Ce qui était faux bien sûr. Mais cette illu­sion est, entre autres, à la source d’un goût immo­déré pour la lec­ture, l’aventure et les rebon­dis­se­ments. Il avait aussi ins­tauré des car­nets de textes libres, nous pou­vions les uti­li­ser ou les lais­ser vierges. J’ai retrouvé ces deux car­nets rouges et jaunes que j’ai pré­cieu­se­ment gar­dés. C’est amu­sant de voir ce qui rete­nait mon atten­tion à l’époque. On le retrouve au cœur de mon tra­vail aujourd’hui. La matière pre­mière existe tou­jours dans l’origine, le noyau, l’enfance — on tourne autour d’une chose inef­fable qui nous obsède. Elle nous échappe sans cesse, se dérobe, c’est pour cela que l’on conti­nuer de chercher.

Quelles musiques écoutez-vous ?
J’écoute beau­coup de musique de manière géné­rale, pour m’isoler, en voi­ture, lorsque je dépous­sière mes plans films pen­dant des heures. Ça va du rock en pas­sant par la variété, le rap, la musique clas­sique. En ce moment je réécoute en boucle Gérard Man­set. Sinon, je suis une incon­di­tion­nelle du rock des années 60 et 70. J’aime par ailleurs plus que tout Bar­bara. Alain Bashung, Jeanne Moreau, Nino Fer­rer, Léo Ferré. J’ai une pas­sion secrète et inavouable pour Dalida. Et puis la musique espa­gnole aussi avec Camarón de la Isla, Paco Ibáñez, Paco de Lucia. J’aime aussi des groupes tom­bés en désué­tude tel Ange et Popol Vuh. Je peux écou­ter une même chan­son pen­dant des heures comme une lita­nie, ce qui a le don de rendre fou mon entou­rage, notam­ment lorsque j’écris. Ça me plonge dans un état de douce transe qui faci­lite ma concen­tra­tion, au départ très dis­per­sée. C’est un de mes nom­breux stra­ta­gèmes pour la dompter.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
J’aimerais relire « Le Grand-Meaulnes »d’Alain Four­nier. Mais je retarde ce moment — j’ai trop peur d’être déçue et de perdre cette impres­sion étrange qui m’habite encore. C’est ma mère qui m’avait donné son exem­plaire. Une cou­ver­ture des années 70 usée dans la col­lec­tion folio, avec un domaine mys­té­rieux qui s’efface dans le loin­tain. Je confonds les feuilles du châ­teau, et celles qui il y avait à l’époque sur mon des­sus de lit et qui s’entrelaçaient dans le tissu des rideaux de ma chambre. Ce livre est le pre­mier roman clas­sique que j’ai lu, je devais avoir une dizaine d’années. Il cor­res­pon­dait com­plè­te­ment à ma nature nos­tal­gique, tour­men­tée, roman­tique, fas­ci­née par tout ce qui se tient à la fron­tière de la déli­ques­cence et de la fête. Et puis je crois qu’il rai­sonne avec l’histoire fami­liale, celle de mai­sons per­dues, je garde en mémoire cette phrase : “je conti­nue à dire « chez nous », bien que la mai­son ne nous appar­tienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bien­tôt quinze ans et nous n’y revien­drons cer­tai­ne­ment jamais.”

Quel film vous fait pleu­rer ?
« Au hasard Bal­tha­zar »
de Robert Bresson.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Les bons jours, une jeune femme ni tout à fait la même, ni tout à fait dif­fé­rente.
Les mau­vais jours, Chef-d’œuvre en péril, la France défigurée.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Au Père Noël.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
La Loui­siane, les bayous, la magie vau­dou, en écou­tant Cree­dance Clear­wa­ter : « Revi­val » au volant d’une Ford Mustang.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Mon ima­gi­naire trouve son ter­reau dans des visuels qui revêtent un carac­tère labile, hété­ro­gène, appar­te­nant à dif­fé­rents médiums, espaces, durées. Mes séries jouent cha­cune d’un rap­port sin­gu­lier aux élé­ments, de l’ordre des phé­no­mènes de sous-exposition ou de sur­ex­po­si­tion, des énigmes de la nuit et de l’éblouissement. La lumière qu’elle soit aveugle ou irra­diante nous parle d’expériences de per­cep­tion. De portes déro­bées, ouvertes sur des mondes inter­sti­tiels. Le réel est double. Pour voir la vérité, il faut par­tir à la recherche de sa part mys­té­rieuse. Les choses ont tou­jours une autre exis­tence que celles qu’elles semblent avoir. Ce qui exerce une cer­taine fas­ci­na­tion contient néces­sai­re­ment une part plus dan­ge­reuse, une menace, une inquié­tude. L’image ne peut exis­ter sans lumière, par réci­pro­cité sans ombre.
Je l’aborde par sa face cachée. C’est en pre­mier lieu chez les pion­niers de la pho­to­gra­phie que mon tra­vail trouve des échos, Nicé­phore Niepce, Roger Fen­ton, Alexandre Gard­ner, en pas­sant par, Paul Strand, Thi­moty O’Sullivan, jusqu’à des œuvres contem­po­raines comme celles des artistes Sophie Ris­tel­hue­ber, Crai­gie Hors­field, Dirk Brae­ck­man, Vivian Sas­sen, Sally Mann, Sté­phane Duroy. Dans le même mou­ve­ment, je suis influen­cée par des cinéastes méta­phy­siques comme Andreï Tar­kovski, Wer­ner Her­zog, Théo Ange­lo­pou­los, Bela Tarr, Jacques Tour­neur, Jean Epstein, Vic­tor Erice ou des écri­vains tels W.G Sebald, Vir­gi­nia Woolf, Huys­mans, Marina Tsve­taeva, Joseph Conrad.
Je décline mes obses­sions par phé­no­mènes d’épiphanie, sidé­ra­tion ; pré­mo­ni­tion, mirage, vision. Les évé­ne­ments trau­ma­tiques se rejouent de manière sym­bo­lique — mis à dis­tance au sein de constel­la­tions par le mon­tage, l’onirisme. Une poé­sie de l’insondable, du mys­tère, un secret que l’on ren­verse. Par dif­fé­rents biais, je plonge le spec­ta­teur dans une expé­rience phy­sique, sen­so­rielle, exta­tique où le dan­ger revêt une forme d’éblouissement, de connais­sance du monde et de de soi-même. Plus proche de nous, l’œuvre de Laurent Grasso m’interpelle pro­fon­dé­ment pour la suite de mes pro­jets, j’y puise cet attrait pour la catas­trophe, l’anachronisme, le registre des sciences et de la croyance. Sa manière sin­gu­lière de faire coexis­ter dif­fé­rents temps, médiums, le mélange du docu­men­taire et de la fic­tion — son sens de l’énigme tra­verse de la même manière mes préoccupations.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un billet d’avion aller-simple pour une des­ti­na­tion inconnue.

Que défendez-vous ?
La liberté autant que pos­sible en hom­mage à « La Petite Chèvre de Mon­sieur Seguin ». J’espère juste que mon des­tin pren­dra un virage en épingle à che­veu à la der­nière minute pour ne pas finir comme elle. J’aime seule­ment l’idée de la tra­gé­die, dans ce qu’elle a d’absolu et de roman­tique. Et puis l’écologie en hom­mage aussi à « La Petite Chèvre de Mon­sieur Seguin » car « Les genêts d’or s’ouvraient sur son pas­sage, et sen­taient bon tant qu’ils pouvaient. »

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je ne suis pas très laca­nienne, plu­tôt fleur bleue. Donc, je pense exac­te­ment le contraire. La vie et les varices ont le temps de me faire chan­ger d’avis.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?
Que son méde­cin de famille a posé un mau­vais diag­nos­tic sur ses symptômes.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
La pre­mière. Est-ce que vous aimez les por­traits chinois ?

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, novembre 2017.

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