Bien avant que les lumières ne s’éteignent pour le feu d’artifice de ce quatorze juillet 2015, Simon Diez avait repéré cette jolie femme. Il l’avait perdu de vue mais la retrouve à côté de lui. Ils vont danser. Elle dit s’appeler Émilie. Il ne répond rien quand elle lui demande son prénom. Quand la musique s’arrête, elle souhaite qu’il la raccompagne. Il rechigne car il doit embaucher dans trois heures. Il imaginait la peloter sur la banquette de sa voiture. Elle joue de ses charmes et il cède, la reconduit jusqu’à son mobil-home dans un chenil.
Après quelques attouchements, elle se déshabille. Il voit alors la prothèse qui lui tient lieu de jambe gauche. Elle lui fait toucher, remonter jusqu’à la jonction avec la cuisse. Et soudain, du fatras d’oreillers elle sort un revolver qu’il reconnait, énonce son nom et lui tire une balle dans la jambe gauche.Elle le fait clopiner, sous la menace, jusqu’au fond d’un hangar, dans une pièce où elle a installé un matelas, un seau et l’enferme…
En douce raconte l’histoire d’Émilie et de Simon. Elle était infirmière et excellait dans la danse. Elle a perdu sa jambe gauche dans un accident quand Simon Diez est venu percuter sa voiture, ivre au volant d’un pick-up. Alternant le passé et le présent d’Émilie, Marin Ledun relate la succession des événements, le parcours de la jeune femme vers sa situation actuelle. Comment d’infirmière, elle est venue dans ce chenil isolé, éloigné de tout. Est-ce pour tenter de comprendre qu’elle recherche le chauffard qui a mis sa vie en l’air, qu’elle le guette, le suit, l’épie ?
C’est alors la confrontation entre Émilie et Simon, entre une geôlière et son prisonnier. Elle veut savoir pourquoi ce type lui est renté dedans, ce qu’il a ressenti, ce qu’il ressent. Comment il a vécu son drame, pourquoi il n’est pas venu la voir à l’hôpital, pourquoi il n’a pas pris de ses nouvelles. Aussi, quand il avoue qu’il ne ressent rien, qu’il a oublié, elle se met en colère…
Mais lui, qui est-il ? Un autre anonyme, un autre oublié au bas de l’échelle sociale : “Personne. Juste un pauvre type qui conduit un tracteur forestier… fabriqué par des pauvres types comme moi, à six cents kilomètres…”
Cette histoire est contée avec un remarquable sens du récit par un auteur qui maîtrise son écriture et les thèmes qu’il développe. Avec des dialogues percutants, des mots simples, ceux employés tous les jours, il décrit, questionne, interroge et mène son lecteur là où il veut, celui-ci subjugué par ce parcours, cette recherche, cette quête presque mystique d’une femme qui cherche à comprendre, à savoir quel sens donner à sa vie, à quelle vie. “Pourquoi. Pourquoi moi je me suis retrouvée avec la jambe en bouillie.” Et elle veut comprendre, ne plus accepter de passer à autre chose, de subir, encaisser, prendre sur soi sans jamais chercher à analyser et à poser les bonnes questions.
Marin Ledun décrit à merveille le parcours de son héroïne, l’évolution d’un statut social reconnu vers un dépouillement de biens, de relations, vers un déclassement, vers la mésestime de soi. En douce est tout sauf un texte lénifiant. Les sentiments, les émotions, les situations de ceux qui souffrent sont exposés sans fards, avec authenticité.
Entre thriller et roman social, entre polar et roman noir, Marin Ledun signe, avec une incontestable réussite, une terrible histoire pourtant si banale, si quotidienne.
serge perraud
Marin Ledun, En douce, J’Ai Lu n° 11 932, coll. “Thriller”, octobre 2017, 256 p. — 7,60 €.