Faire croire à la réalité de la peinture afin d’en dévoiler l’illusion, telle est l’ambition de Bentajou. Mais elle se double d’une seconde : restituer le jeu des forces élémentaires de la peinture au-delà des images. Le créateur tente par son « abstraction » — qui n’en est pas une car elle échappe au règne du pur mental — de créer un horizon. Il déplace non les lignes mais les couleurs.
L’objectif n’est pas de créer une irréalité monumentale mais d’inventer un étrange espace cosmique ici même, ici-bas en « éliminant le révolu qui encombre le présent ». Pour ne pas figer l’être comme la peinture, Bentajou est un des rares à déployer la substance de la couleur. Ses textes prouvent que ce processus ne passe pas par un simple étalement. Bernadette Engel-Roux en précise les contours et le peintre le sens.
L’artiste explique comment la couleur vit en se multipliant, enflée d’un souffle de recomposition là où la décomposition de la représentation nourrit l’essence de la couleur. Celle-ci pose en principe la lumière comme vocable en lui-même de transgression. À ce titre, l’œuvre de Bentajou devient un seul immense poème optique. Il se découpe dans le temps au sein d’une recherche aussi esthétique qu’existentielle. Renonçant à scruter la nuit et ce qu’on appellera le paysage, pour Bentajou la couleur devient un principe plus physique que métaphysique. C’est un moyen de regarder au-delà des monts en un mouvement d’exaltation et de destruction de l’image. L’artiste lutte entre le fini et l’infini, la présence et l’absence.
Il s’agit de franchir la frontière entre abstraction et figuration, d’accomplir cette transgression par le langage plastique et son chant à travers un incessant travail de reprises qui s’impose sous le joug de deux nécessités. D’une part détailler la richesse des couleurs et s’y fondre, et d’autre part faire que l’épreuve de peinture confronte créateur à l’épreuve de variations folles.
C’est en poète que le plasticien pénètre le mystère de la vision et de l’univers. Ne cherchant jamais à redoubler le réel, il en souligne l’inconsistance vertigineuse mais aussi en fait surgir une forme de panthéisme. Saisie d’une frénésie exponentielle, la fonction de la peinture est de créer une délivrance afin que l’espace s’irradie d’improbables postulations.
Dans sa frontalité, l’épaisseur immatérielle de la peinture n’est là que pour tenter d’échapper à la confrontation étouffante avec la nuit à la recherche de l’extase « cosmique » à partir des limites du tableau pour « chercher les couleurs ». Et l’artiste de préciser ce terme : « les couleurs ne sont pas données mais à faire ». Il convient de « produire cet évènement où elles vont ensemble vers leur utopie ».
L’artiste a donc appris à « peser leurs intensités, analyser les composantes et défaire leurs traînes d’habitude » pour les métamorphoser en des sortes d’êtres vivants qui ne sont plus emprisonnés dans leurs coutures et leurs déambulations. Se touche une cérémonie secrète qui n’est plus pure contemplation. Bentajou regarde l’abîme qui engloutit les couleurs mais que leurs vagues déchiquettent.
L’hiver d’une peinture décorative ou narrative touche à sa fin. Il est remplacé par l’espérance du printemps que l’artiste conçoit.
jean-paul gavard-perret
Jean-Louis Bentajou, Le Bleu des lointains précédé de Lointains de la couleur par Bernadette Engel-Roux, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2017, 168 p. — 25,00 €.