« Mes cahiers sont remplis de bout de phrases prononcés par des voix anonymes. Et aujourd’hui sur une page semblable aux autres j’essaye de transcrire les quelques mots échangés il y a près de cinquante ans avec un certaine Madeleine Préaud dont je ne suis même pas sûr du prénom ». écrit Patrick Modiano page 46 de son livre. Qu’on se rassure, cette incertitude n’a aucune importance. Car il ne s’agit plus désormais de fouiller le passé afin de remonter on ne sait trop quelles histoires courbes. Il s’agit presque de les désamorcer définitivement là où le lecteur – via un narrateur de plus en plus douteux – ne sait si ce qui est rapporté tient du rêve ou de la réalité.
Tout semble se résumer à recopier quelques phrases pour en finir au moment où le narrateur évoque deux lieux chéris : Paris bien sûr et avant tout, mais aussi la Haute Savoie. Le département est moins évoqué ici par une « Villa triste » de belle mémoire qu’un Megève et un Plateau d’Assy à peine entrevus. Et ce, à l’image des personnages de ces « souvenirs dormants ». Ils exaspéreront ceux qui n’aiment pas Modiano, ils séduiront ceux qui aiment son écriture : j’en fais partie.
Avec Duras, Modiano reste l’écrivain musicien par excellence. Sa phrase envoûte ou exaspère. D’autant qu’il pousse ici son discours dans une sorte de supremus. Le sous-titre « roman » a disparu. Ne restent que des bribes où le retour du même fait tout aussi bien le jeu d’un autre. Modiano y désosse son système. Il ne s’agit plus de raconter mais de « dé-raconter » ce qui jusque là faisait le charme des livres de l’auteur.
Mais, pour autant, la séduction demeure. Le livre devient l’acmé d’une œuvre dont les thèmes majeurs — la disparition, l’identité, le temps — sont désormais moins liés à la topographie des lieux qu’à celle d’un discours qui se déconstruit habilement. Les temps ont changé. La perspective proustienne n’est plus possible. Et les fragments gardés dans des cahiers sont instables.
Plus question de rapiécer le passé et les fragments de mémoire. Ils naviguent entre les assises du réel et les arêtes de l’imaginaire en un langage subtilement clair et rigoureux là où il n’existe pourtant plus le « logique ». Mais tout l’atelier de la création fait surface. Il ne se passe plus rien. Et il ne s’est pas passé grand chose en des temps plus anciens. Pas question d’évoquer la moindre confidence intime et pas plus de faire surgir du silence un refoulé.
Comme il l’énonça dans son Discours pour la remise du Prix Nobel de Littérature, Modiano écrit encore et toujours « avec cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber ». Mais, désormais, l’insomniaque rêveur ne fait plus remonter le passé par segments obliques ou droits comme des coups d’archets.
Une vague lumière éphémère s’installe face à la nuit. Une nuit originelle qui oublie le Paris de l’Occupation tant de fois évoqué pour l’étirer vers les années soixante. Néanmoins, leur réservoir est presque vide mais il demeure ce sans quoi, dans cette époque comme dans celles plus reculées, l’auteur ne serait jamais né, n’aurait jamais été.
jean-paul gavard-perret
Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Gallimard, collection Blanche, Paris, 2017, 108 p. — 14, 50 €.
Bingo sur Modiano avec le texte plus que parfait de JPGP .