Qui connaît l’œuvre de Michel Houellebecq ne sera pas étonné de ce petit (par la taille) ouvrage, sorte de chaînon manquant des œuvres (autant visuelles que littéraires) de celui qui marque son époque en annonçant la défaite individuelle et collective de l’occident. Quoique s’affirmant positiviste, sa filiation est moins à chercher chez Auguste Comte que chez le philosophe allemand : « aucun romancier, aucun moraliste, aucun poète ne m’aura autant influencé qu’Arthur Schopenhauer. Il ne s’agit même pas de « l’art d’écrire », de balivernes de ce genre ; il s’agit des conditions préalables auxquelles chacun devrait pouvoir souscrire avant d’avoir l’affront de proposer sa pensée à l’attention du public. » Il existe en effet une parenté évidente entre les deux auteurs. Pour Houellebecq, la quête de l’être par le langage semble “délicieusement” achopper sur l’écueil Schopenhauer.
Poésie, roman, films, photographies paraissent induits chez l’auteur de Plateforme par l’impasse émise dans Le Monde Comme Volonté et Représentation et son monde déjà peuplé de fantômes. Schopenhauer, par sa philosophie, ne prétend plus instaurer des signes analogiques avec le réel. Par ailleurs, brisant du dedans toute coloration, tout aspect affectif de l’image et des mots, il appelle à des situations limites que Houllebecq reprend à sa main à travers ses personnages et ses images dérisoires.
Ces êtres qui ont perdu leur prolongement moteur sont en germe chez le philosophe qui souligne le décrochage de l’idéalité de l’hégélianisme. Chez lui comme chez notre contemporain tout a tendance à glisser dans un état diffus, à l’exception de la musique (« le plus abstrait des arts » selon Schopenhauer). L’état des choses et des êtres se dissout si bien que leur probabilité est celle d’une annonce d’un chaos et d’une mort annoncée.
Chacun peut bien sûr contester la posture de Houellebecq. Quant à la dénoncer comme imposture, il y a un pas que la référence à Schopenhauer empêche de franchir. Le héros-type houllebecquien ne peut s’appuyer sur rien. Il ne peut pas faire appel à ses rêves, à ses souvenirs, afin de tenter de distinguer quelque chose de connu, de reconnaissable qui pourrait reconstituer des marques “palpables”.
Le philosophe suggère l’indiscernabilité qui ne possède même plus comme corrélat, le pathétique. L’ivresse du pathos est en reflux, les représentations sensorielles, les charges affectives sont refoulées. L’auteur de La carte et le territoire permet de toucher à un impensable dont le philosophe a présenté les prolégomènes. Houellebecq le rappelle en soulignant la dépossession de soi. Il souligne que la littérature ou le cinéma est là pour mettre à nu ce qui ne se laisse pas penser dans la pensée comme ce qui ne se laisse pas voir dans la vision « classique »
Schopenhauer demeure à la racine de cette volonté d’atteindre une création chaosmique jusque dans les moindres détails vers une inexorable dérive. La dynamique de gisement d’un possible se perd, s’étire en vain puis se résorbe en un affaissement final. Le créateur a donc trouvé chez le philosophe les prémices d’une mise en abyme des spéculations rationnelles qui ne peuvent rassurer que les optimistes. Faut-il rappeler que Houellebecq ne l’est pas ?
jean-paul gavard-perret
Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, Editions de l’Herne, Paris, 2016, 96 p.