Le grand historien américain Martin Malia réfléchit sur le phénomène révolutionnaire
Décédé en 2004, Martin Malia était un des plus grands historiens de notre temps. Il suffit de lire deux de ses ouvrages précédents, La Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, 1917–1991 et L’Occident et l’énigme russe. Du cavalier de bronze au mausolée de Lénine, pour s’en convaincre. Son dernier livre confirme sa réputation. Il s’y livre à une analyse approfondie et rigoureuse du phénomène révolutionnaire à travers l’histoire, depuis l’époque médiévale jusqu’au régime soviétique.
Martin Malia commence son étude par une affirmation autour de laquelle il construit l’ensemble de sa réflexion. La révolution est un phénomène spécifique à l’Occident, et en particulier à l’Europe. C’est dans l’histoire de cette aire de civilisation — née autour du noyau carolingien — que s’enracine le fait révolutionnaire. L’hérésie en constitue la première manifestation. En effet, elle se dresse contre l’Eglise catholique qui défend la vision d’un monde immuable où chacun est à sa place selon la volonté de Dieu. La composante antisacerdotaliste de l’hérésie prouve, pour Malia, qu’elle est l’origine des révolutions européennes.
Le livre s’ouvre sur la période médiévale pour ensuite passer à l’étude de plusieurs exemples : la révolution hussite au XVe siècle, celle des luthériens en Allemagne, des protestants en France et des Pays-Bas au XVIe siècle, des Britanniques au XVIIe siècle, des Américains et des Français au XVIIIe siècle pour finir sur 1917. Tout l’intérêt du livre vient des liens que Malia établit entre ces épisodes, certes fort différents les uns des autres, mais qui offrent une similitude. Celle de renverser le pouvoir en place, ou de tenter de le faire. Pour chaque cas, l’auteur analyse les évolutions historiographiques avant de passer au récit des évènements proprement dits pour mieux comparer les cas les uns avec les autres. Les analyses sont parfois ardues pour des non-spécialistes, mais toujours convaincantes et passionnantes.
Nous retiendrons de ce livre dense un certain nombre de points.
Tout d’abord le changement de sens du mot révolution. Jusqu’à la révolution française, il faut le prendre au sens de “restauration” d’une situation perdue ou menacée. La révolution britannique est, à cet égard, l’exemple le plus parlant. Avec 1789, tout change. Tournés vers l’avenir, rejetant un passé à détruire au nom d’un futur à construire, les révolutionnaires français ouvrent une voie nouvelle. Ils radicalisent et ne peuvent que radicaliser le phénomène révolutionnaire. Après 1789, il ne pourra plus jamais y avoir de révolution innocente. 1917 et les horreurs du système soviétique y trouvent une de leurs sources. La révolution protestante en Allemagne ouvre le cycle des révolutions avortées en Europe centrale tandis que celle des Huguenots en France montre l’importance de la prise du pouvoir. A défaut, le mouvement est condamné. Les Hollandais annoncent par leur lutte contre le roi d’Espagne celle des Américains contre Georges III dans sa forme — une lutte de libération nationale et territoriale — et dans son résultat — une république fédérale.
Les pages consacrées à la révolution britannique du XVIIe siècle entraînent le lecteur dans les méandres de la vie politique, sociale et religieuse du royaume des Stuarts. Malia met bien en valeur la “double face” des évènements. Ils sont incontestablement une réaction contre la tentative royale d’absolutisme, une restauration des droits, plus ou moins mythiques, du Parlement. Pas de table rase du passé ici, bien au contraire. Mais ils créent un régime nouveau, la monarchie parlementaire, modèle des philosophes du siècle suivant.
Point important du livre, Martin Malia rend au politique toute sa place. Rejetant la perspective marxiste de primauté de l’économie, il rappelle que ce n’est pas l’industrialisation qui est à l’origine du socialisme. Il ne faut pas en chercher la source dans le Royaume-Uni industrialisé du XIXe siècle, mais dans la France fille des Lumières, de la révolution de 1789 et de ses échecs. Les Français ont introduit l’idée que l’histoire se fait par les révolutions et ont offert aux radicaux l’espoir d’aller toujours plus loin. Car, en suivant Malia, on perçoit très bien la nature cumulative du processus révolutionnaire dans l’histoire de l’Europe, chaque expérience s’alimentant de la précédente et préfigurant la suivante. La radicalisation est plus poussée à chaque fois. Jusqu’à l’expérience soviétique qui, pour le moment, clôt le cycle.
Les pages consacrées au marxisme, jusqu’à la chute de l’URSS de 1991, sont lumineuses de clarté et d’intelligence. Sur la forme, Octobre 1917 n’a rien d’une révolution puisqu’il s’agit d’un coup d’État d’un parti politique. Mais c’est bien un événement ultra-révolutionnaire dans son contenu. L’application stricte du marxisme par Lénine, dans la période du communisme de guerre, est bien mise en lumière : Le socialisme comme non-capitalisme. Les réflexions sur le stalinisme, qui occupent les dernières pages, ouvrent des perspectives intéressantes. Malia définit l’œuvre entreprise dans les années 30 comme un communisme de guerre institutionnalisé où la terreur est utilisée à des fins idéologiques pour masquer les résultats désastreux du socialisme en construction.
C’est un grand livre d’histoire que celui de Martin Malia, d’une grande richesse intellectuelle. Venant en complément de celui sur La Tragédie soviétique, il entraîne le lecteur dans des abîmes de réflexion sur ce qu’est une révolution.
f. le moal
Martin Malia, Histoire des révolutions (traduit de l’anglais — Etats-Unis — par Laurent Bury), Tallandier, septembre 2008, 462 p. — 30,00 €. |
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