Avec clarté, Christophe Dickès nous permet de comprendre la pensée de Jacques Bainville, le célèbre chroniqueur de L’Action française
Jacques Bainville, un visionnaire
Ce livre, issu d’une thèse de doctorat, n’est pas une biographie de Jacques Bainville, le célèbre chroniqueur du journal royaliste L’Action française et spécialiste des relations internationales. On n’y apprend rien sur sa vie proprement dite. Il s’agit surtout d’un essai sur sa pensée. Sa réputation de Cassandre, prévoyant les catastrophes futures de 1939–1940, s’appuie en partie sur son livre Les Conséquences politiques de la paix publié en 1920. L’anathème pesant sur L’Action française et Charles Maurras depuis 1945 a contribué à occulter les analyses développées par cet homme reconnu en son temps comme un grand esprit. Il est élu à l’Académie française en 1935 et son influence se fait sentir dans la politique étrangère du général de Gaulle.
On ne peut que se féliciter de la parution de cet ouvrage. La démarche de Christophe Dickès est double. Il analyse l’ensemble de l’œuvre de Bainville — articles de journaux, livres, parfois inédits, correspondance — et la soumet aux avancées les plus récentes de la recherche historique. Il ressort de cet exercice que sa réputation de visionnaire n’est pas usurpée. Après s’être intéressé aux années de sa formation intellectuelle, à travers l’influence croisée de Sainte-Beuve, de Taine et de Barrès, Christophe Dickès nous plonge dans le long cheminement que connaît le jeune Bainville. En effet, ce fils de républicain patriote, amoureux du monde germanique et auteur précoce d’une biographie du roi Louis II de Bavière, finit par se convertir au royalisme et à l’anti-germanisme. Bien sûr, la découverte des idées de Maurras joue un rôle moteur dans cette évolution. Mais tout l’intérêt du travail de Christophe Dickès est de démontrer que l’influence est réciproque et que Bainville possède un ascendant certain dans la pensée maurassienne en politique étrangère.
De plus, l’auteur revient très souvent dans le livre sur les sources intellectuelles de l’analyse bainvillienne, sur le rejet de la Révolution française, de la démocratie parlementaire et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Aux yeux de Bainville, tout cela constitue un ensemble d’éléments néfastes pour la sécurité de la France. La monarchie seule, où le roi règne et gouverne, peut restaurer la puissance française. L’espoir d’une restauration habite Bainville jusqu’à la Grande Guerre. Sans dénoncer ni approuver, Christophe Dickès montre avec clarté la cohérence intellectuelle de Bainville qui, dès les années précédant 1914 jusqu’à sa mort en 1936, pourfend l’Allemagne. Cet État, à ses yeux, constitue une menace mortelle pour la France. De là découlent ses appels à son démembrement, sa défense de l’Autriche-Hongrie, son attachement à l’alliance avec le Royaume-Uni. Le chapitre sur la Première Guerre mondiale éclaire le lecteur sur sa condamnation de ce conflit démocratique, de cette guerre des peuples dont la composante raciale l’effraye. Pour Bainville, la démocratie, intrinsèquement faible et soumise à l’opinion des foules, ne peut pas porter de politique étrangère efficace. Elle manque d’efficacité.
Mais il n’est pas un idéologue. De cet ouvrage il ressort très bien que nous nous trouvons face à un réaliste soucieux d’efficacité. Ses analyses s’appuient sur une connaissance acérée de l’histoire. Sa critique des traités de paix prend sa source dans leur nature idéologique, morale et idéaliste. La majorité des chapitres porte sur la période de l’entre-deux-guerres, la plus féconde chez Bainville. Il y approfondit sa pensée construite autour de la condamnation du traité de Versailles à propos duquel il lance son expression célèbre : une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur ; trop dure pour ce qu’elle a de doux. Ainsi met-il en exergue la contradiction majeure du traité qui humilie l’Allemagne en la maintenant. Dans les années suivantes, il voit avec inquiétude la France perdre un à un les quelques atouts acquis en 1919, conséquence de la politique de sécurité collective, de Locarno et du jeu anglo-saxon. Pour reprendre la belle formule de Christophe Dickès, Bainville a vu 1938 en 1914, c’est-à-dire les conséquences funestes de la disparition de l’Empire des Habsbourg, prélude à l’Anschluss.
À l’instar de Maurras, il perçoit le danger mortel que représente l’arrivée de Hitler au pouvoir, la spécificité inquiétante du national-socialisme. Il est de ceux qui ont lu Mein Kampf et en ont saisi toute l’horreur. Il ne cesse alors de pousser les gouvernements français à préserver la France d’un tel danger. Mais quelle est son influence ? Sur ce point, la lecture du livre laisse un goût d’inachevé. Il est vrai que cet homme pudique et réservé a été écouté. Mais dans quelle mesure a-t-il été suivi ? Des approfondissements auraient été bienvenus sur ce point. Dans un prochain livre peut-être. Du moins l’espère-t-on.
Avec clarté et un solide esprit scientifique, Christophe Dickès nous permet de comprendre la pensée de cet homme qui participe aux débats de politique étrangère de la IIIe République, dans une époque de ruptures profondes. Désormais, toute étude sur la pensée royaliste et nationaliste française, ou sur la politique étrangère de la IIIe République, devra tenir compte de ce livre.
f. le moal
![]() |
||
Christophe Dickès, Jacques Bainville. Les lois de la politique étrangère, Bernard Giovanangeli Editeur, avril 2008, 319 p. — 23,00 €. |
||
![]() |