En fait de journal sont livrées ici au lecteur des notes prises sur le vif d’une vie courant après sa raison d’être
Plus que d’un journal, à proprement parler, le lecteur a tôt fait de se rendre compte que c’est de notes qu’il s’agit dans ces quelque 630 pages, prises sur le vif d’une vie courant après sa raison d’être. Soit la valeur de quatre cahiers d’écolier couvrant la période du 29 décembre 1966 — le futur écrivain a 24 ans — au 27 mars 1974, période décisive, pour lui, si l’on songe qu’elle voit la publication (en 1971) de son premier roman dans l’auguste collection “Série Noire” ‑ dirigée alors par Robert Soulat et créée quelques lustres auparavant par Marcel Duhamel — L’affaire N’Gustro (finalement refusé par Albin Michel après maintes tergiversations). Ce premier roman avait été répêché in extremis par Dominique Aury, à l’époque secrétaire générale de la Nouvelle Revue Française. À signaler que la même année, au sommaire du catalogue, figurait déjà Laissez bronzer les cadavres, un avant-goût sulfureux concocté à deux mains avec l’ami Jean-Pierre (Bastid), lequel restera jusqu’au bout l’un des compagnons les plus fidèles. Quant à l’accueil de L’affaire, celui du public, comme il arrive, sera d’abord le plus enthousiaste.
Pas si curieuses, les réticences des aréopages qui devaient succéder à la première sortie de cette fameuse Affaire inspirée par une autre affaire, réelle celle-là, l’affaire Ben Barka qui avait défrayé la chronique. Manchette y pointait les turpitudes d’une droite française mal accordée au chant d’un “Grand Soir” qui galvanisait encore les enfants d’alors. J’espère que je vais faire bruyamment vomir quelques critiques, c’est bon pour la gloire, écrit-il le 30 avril 1971. Or, le 25 mai : Il y a à présent un mois que L’affaire N’Gustro est sorti, constate-t-il sans amertume excessive, mais toujours pas, à ma connaissance, de réaction de la critique. Il ne s’en émeut guère plus qu’il ne faut, et d’une manière bien à lui, aussi incisive et glacée que le regard qu’il porte sur toute chose. Assez tout de même pour ressembler déjà au prince solitaire qu’il est, et demeurera. Il se contente d’applaudir mine de rien à une défaveur qui sans doute, s’il pouvait y prétendre, ne lui irait pas si mal. Si les uns continuent de se rêver en guerilleros guévaristes, malgré l’avortement d’une fameuse illusion romantique qui avait fait long feu trois ans plus tôt, lui ne s’imagine pas autrement qu’en tireur isolé. Mais cette posture n’est pas forcément en odeur de sainteté. Il lui faudra encore patienter quelques semaines avant que le succès officiel ne vienne. Certes, il ne correspondra pas tout à fait à une mise à l’index. Mais qu’importe : le voici célèbre du jour au lendemain. Un premier article, paru dans le Nouvel Observateur, suffit à son entrée en grâce. Au fond il ne pouvait rêver mieux : l’impact est tel qu’il marque le début d’un engouement qui ne cessera de grandir au fil des opus suivants, jamais démenti jusqu’au chant du cygne, en 1982 : La position du tireur couché.
Il est vrai que, outre les griefs politiques auxquels il pouvait prétendre, s’affirme dès L’affaire N’Gustro une méthode d’écriture romanesque encore inédite chez nous : le behaviourisme, autrement appelée “psychologie du comportement”. Elle avait jadis assuré sa gloire à Dashiell Hammet (La moisson rouge) considéré habituellement comme le “pape” du roman noir américain, en empruntant grandement à une esthétique dans laquelle Hemingway était passé maître. Quoi qu’il en soit, elle scellera celle de Manchette, en ces années 70, et il ne cessera de la remettre sur le métier. Moins que d’expliquer, il s’agit de suggérer le caractère et les motivations du personnage par la stricte observation de ses actes. Exit l’introspection et autres analyses. Non seulement Manchette se pose en chroniqueur impitoyable de nos mœurs mais il met ainsi à mal, de surcroît, toute une tradition classique, transfère sur le terrain du roman un formalisme consubstantiel à l’art cinématographique : il lui semble plus apte à traduire au plus près son époque et à éloigner tout risque de pathos, à répondre, enfin, à son irréductible exigence de vérité. Résultat : aucune fioriture. Un déroulé de séquences d’un réalisme saisissant.
Pour le coup, si l’on comprend mieux les réserves initiales de la critique, on ne s’étonne pas outre mesure des mouvements d’encensoir qui achèveront de le consacrer : comment faire autrement ? Pour restituer sans l’écran de la rhétorique traditionnelle la noirceur d’un monde ‑ qui ne va pas sans rappeler, entre autres, celui de David Goodis (Cauchemar) ou d’Horace McCoy (On achève bien les chevaux) ‑, son style, dépouillé à l’extrême, voire quasi désincarné parfois, est souvent admirable, et dans le même temps la mécanique de ses scénarii toujours parfaitement huilée. Mais que ceux qui ne la connaîtraient pas encore ne s’imaginent pas pour cela que sa noirceur rende éprouvante la lecture de cette œuvre : au contraire, d’un livre à l’autre, l’humour en figure l’une des constantes, un humour râpeux assurément, mais jamais dénué d’une saine tendance au délire. C’est que dans le tempérament de Manchette existait sans doute un coin de plaisanterie noire et de raillerie féroce, selon le mot de Huysmans appliqué à un de ses contemporains. Toujours est-il que ce qu’on appellera le “néo-polar” est né avec lui, qu’essaieront dans la suite d’égaler nombre d’émules parmi lesquels Delacorta (Diva) ou le regretté Frédéric H. Fajardie (La théorie du 1 %), mais ils n’y parviendront jamais.
Tout cela, ces notes n’avaient pas besoin de le rappeler. Manchette n’y fait d’ailleurs pas plus référence qu’à ses romans. Entre les coupures de presse qu’il y insère, significatives de préoccupations qui les nourriront, il se borne à citer leurs titres pour signaler une étape de sa vie. Une vie constamment difficile, accablée très tôt par un besoin d’argent endémique qui l’accule à se disperser dans des activités qu’il mènera de front jusqu’à sa mort, enchaînant un pensum après l’autre au risque d’y perdre et le sommeil et la santé : BD, scénarios de films, de séries télé, articles de critique littéraire et cinématographique, traductions d’œuvres anglo-saxonnes (souvent en collaboration avec Mélissa, la bien-aimée, comme celles, fort remarquables, de Robert Littell), nouvelles, besognes alimentaires sous divers pseudonymes. Sorte de Protée en forçat, miné par la fatigue. Le lecteur de ce journal apprend qu’il ne quitte presque jamais son instrument, une machine à écrire portative, ni sa canette de bière ni ses cigarettes dont il mourra le 3 juin 1995, à 53 ans, alors qu’il avait entrepris de rompre un silence où l’on disait perdu le grand romancier qu’il était. À tort : simplement, depuis le premier roman, le temps avait passé, bien des illusions aussi. Une gauche désacralisée, désormais au pouvoir, avait sonné le glas d’une certaine innocence en l’incitant à redéfinir les priorités du “noir”. Celui-ci ne pouvait plus n’être que l’arme de combat qu’il n’avait cessé de fourbir des années plus tôt, quand il entendait en découdre avec un ordre hexagonal voué aux gémonies. La plupart des mouvements sociaux des années 60 et 70, confiera-t-il en 1991 à Antoine de Guademar, de Libération, ont été récupérés. Le polar a suivi. Ce n’est plus qu’une petite marchandise culturelle parfaitement intégrée à l’ordre des choses et gouvernée par des auteurs qui n’ont pas les mêmes préoccupations que moi…
Il sait d’autre part qu’avec La position du tireur couché, il a atteint au meilleur de ce que lui-même appelait le style comportementaliste total qu’il avait conçu. Alors qu’il se sait atteint par la maladie qui devait l’emporter, il se rend aux États-Unis afin d’y effectuer les premiers repérages dont il a besoin pour réaliser un projet qui lui tient maintenant à cœur : un cycle de plusieurs romans portant pour titre générique Les Gens du Mauvais Temps. Ce sont les auteurs américains qu’il a traduits naguère (tels Ross Thomas ou Donald Westlake) qui lui en ont fourni l’idée, mais aussi l’apparition de l’immense James Ellroy : il ne s’agira pas pour lui de tourner le dos au polar, mais d’en repousser les limites, les frontières géographiques, d’aborder à des territoires, comme l’espionnage, qui le feront mieux coller à l’évolution du monde. Mais il n’aura le temps que de livrer le premier de ces romans, La Princesse du sang (Rivages), et encore : il disparaîtra avant de l’avoir achevé. Les 29 chapitres qui en constituent l’épure fournissent cependant un aperçu significatif de l’évolution du travail qu’il continuait dans le moment où l’on aurait voulu le fossiliser : pour s’être déterminé à se renouveler, il n’en reste pas moins soucieux de modalité d’écriture, recherchant obsessionnellement la plus parfaite adéquation de la forme au regard, et partant, à ce qu’elle est tenue de suggérer. On pourrait presque assurer que chez lui, de toutes ses hantises, celle-ci occupera jusqu’à la fin le tout premier rang. Qu’on lise les premières lignes de La Princesse du sang :
L’Oldsmobile noire roulait avec soin sur le sable d’une plage. Balazs était au volant. Sur la banquette arrière Maurer et Branko encadraient une fillette de sept ans enveloppée dans un sac de couchage en duvet et qu’on avait hébétée avec une injection de morphine. C’était l’aube. Feux de position éteints, la voiture était ténébreuse sur le sable gris de la plage déserte.
Des phrases, on le constate, d’une fascinante précision, tirées au cordeau, suffisant d’emblée à piquer la curiosité du lecteur déjà sur le qui-vive. On croirait visionner le début d’un de ces films en noir et blanc des années 50 qui berçaient les soirées des Français lorsque la télévision diffusait encore des chefs-d’œuvre en prime time, dans leur version originale.
On a souvent associé Manchette aux mouvements idéologiques de son époque. Il convient d’introduire une nuance : s’il ne s’est jamais caché de son engagement à gauche, il était assurément trop indépendant, sa perception des choses trop personnelle pour qu’il puisse être rattaché à l’une quelconque des luttes qui se menaient alors, ou à quelque parti que ce soit. Manchette était un prince, nous l’avons dit, mais un prince solitaire, irréductible, d’où sa singularité et l’aura qui ne le quittera jamais. Quand il évoque les événements de 68, dans ses cahiers, il ne s’y attarde pas : il se contente d’en signaler le défaut de cohérence, d’en anticiper l’échec avant les autres, et l’Histoire a prouvé qu’il ne s’est pas trompé. Il flirte un temps avec les idées de Guy Debord (éminence grise du situationnisme). Or il s’en éloigne bientôt. En fin de compte, il ne reste fidèle qu’à lui-même, et lui-même, c’est d’abord l’acuité du regard exempt d’illusions qu’il n’a de cesse de promener sur ce second versant du XXe siècle dont rien ne lui échappe, parce qu’il s’intéresse à tout. Moins discret, il aurait pu s’exclamer avec Whitman qu’il était amoureux de tout ce qui croissait à l’air libre. Rien de ce qui se crée ne lui est indifférent. Aussi bien n’hésite-t-il pas à s’enthousiasmer pour un livre (fiction, politique, philosophie, psychanalyse le passionnent dans une égale mesure), ou un film, ni ne recule devant des coups de griffe quelquefois déconcertants (voir les appréciations rien moins que consensuelles dont font les frais des auteurs comme Vailland et Troyat, ou des cinéastes comme Pialat et Tanner…).
Nous nous bornerons pour conclure à saluer un homme libre qui ne poursuivit en définitive, durant sa trop brève existence, qu’un seul but : devenir écrivain. Car écrivain, nul ne contestera qu’il le soit devenu, et c’est cet écrivain qu’il nous est donné ici d’accompagner au jour le jour et de mieux connaître, après que ses romans nous l’avaient fait aimer.
d. henique
Jean-Patrick Manchette, Journal (1966 — 1974), Gallimard, mai 2008, 640 p. — 26,00 €. |
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