Jean-Patrick Manchette, Journal (1966 — 1974)

En fait de jour­nal sont livrées ici au lec­teur des notes prises sur le vif d’une vie cou­rant après sa rai­son d’être

Plus que d’un jour­nal, à pro­pre­ment par­ler, le lec­teur a tôt fait de se rendre compte que c’est de notes qu’il s’agit dans ces quelque 630 pages, prises sur le vif d’une vie cou­rant après sa rai­son d’être. Soit la valeur de quatre cahiers d’écolier cou­vrant la période du 29 décembre 1966 — le futur écri­vain a 24 ans — au 27 mars 1974, période déci­sive, pour lui, si l’on songe qu’elle voit la publi­ca­tion (en 1971) de son pre­mier roman dans l’auguste col­lec­tion “Série Noire” ‑ diri­gée alors par Robert Sou­lat et créée quelques lustres aupa­ra­vant par Mar­cel Duha­mel — L’affaire N’Gustro (fina­le­ment refusé par Albin Michel après maintes ter­gi­ver­sa­tions). Ce pre­mier roman avait été répê­ché in extre­mis par Domi­nique Aury, à l’époque secré­taire géné­rale de la Nou­velle Revue Fran­çaise. À signa­ler que la même année, au som­maire du cata­logue, figu­rait déjà Lais­sez bron­zer les cadavres, un avant-goût sul­fu­reux concocté à deux mains avec l’ami Jean-Pierre (Bas­tid), lequel res­tera jusqu’au bout l’un des com­pa­gnons les plus fidèles. Quant à l’accueil de L’affaire, celui du public, comme il arrive, sera d’abord le plus enthousiaste.

Pas si curieuses, les réti­cences des aréo­pages qui devaient suc­cé­der à la pre­mière sor­tie de cette fameuse Affaire ins­pi­rée par une autre affaire, réelle celle-là, l’affaire Ben Barka qui avait défrayé la chro­nique. Man­chette y poin­tait les tur­pi­tudes d’une droite fran­çaise mal accor­dée au chant d’un “Grand Soir” qui gal­va­ni­sait encore les enfants d’alors. J’espère que je vais faire bruyam­ment vomir quelques cri­tiques, c’est bon pour la gloire, écrit-il le 30 avril 1971. Or, le 25 mai : Il y a à pré­sent un mois que L’affaire N’Gustro est sorti, constate-t-il sans amer­tume exces­sive, mais tou­jours pas, à ma connais­sance, de réac­tion de la cri­tique. Il ne s’en émeut guère plus qu’il ne faut, et d’une manière bien à lui, aussi inci­sive et gla­cée que le regard qu’il porte sur toute chose. Assez tout de même pour res­sem­bler déjà au prince soli­taire qu’il est, et demeu­rera. Il se contente d’applaudir mine de rien à une défa­veur qui sans doute, s’il pou­vait y pré­tendre, ne lui irait pas si mal. Si les uns conti­nuent de se rêver en gue­rille­ros gué­va­ristes, mal­gré l’avortement d’une fameuse illu­sion roman­tique qui avait fait long feu trois ans plus tôt, lui ne s’imagine pas autre­ment qu’en tireur isolé. Mais cette pos­ture n’est pas for­cé­ment en odeur de sain­teté. Il lui fau­dra encore patien­ter quelques semaines avant que le suc­cès offi­ciel ne vienne. Certes, il ne cor­res­pon­dra pas tout à fait à une mise à l’index. Mais qu’importe : le voici célèbre du jour au len­de­main. Un pre­mier article, paru dans le Nou­vel Obser­va­teur, suf­fit à son entrée en grâce. Au fond il ne pou­vait rêver mieux : l’impact est tel qu’il marque le début d’un engoue­ment qui ne ces­sera de gran­dir au fil des opus sui­vants, jamais démenti jusqu’au chant du cygne, en 1982 : La posi­tion du tireur cou­ché.

Il est vrai que, outre les griefs poli­tiques aux­quels il pou­vait pré­tendre, s’affirme dès L’affaire N’Gustro une méthode d’écriture roma­nesque encore inédite chez nous : le beha­viou­risme, autre­ment appe­lée “psy­cho­lo­gie du com­por­te­ment”. Elle avait jadis assuré sa gloire à Dashiell Ham­met (La mois­son rouge) consi­déré habi­tuel­le­ment comme le “pape” du roman noir amé­ri­cain, en emprun­tant gran­de­ment à une esthé­tique dans laquelle Heming­way était passé maître. Quoi qu’il en soit, elle scel­lera celle de Man­chette, en ces années 70, et il ne ces­sera de la remettre sur le métier. Moins que d’expliquer, il s’agit de sug­gé­rer le carac­tère et les moti­va­tions du per­son­nage par la stricte obser­va­tion de ses actes. Exit l’introspection et autres ana­lyses. Non seule­ment Man­chette se pose en chro­ni­queur impi­toyable de nos mœurs mais il met ainsi à mal, de sur­croît, toute une tra­di­tion clas­sique, trans­fère sur le ter­rain du roman un for­ma­lisme consub­stan­tiel à l’art ciné­ma­to­gra­phique : il lui semble plus apte à tra­duire au plus près son époque et à éloi­gner tout risque de pathos, à répondre, enfin, à son irré­duc­tible exi­gence de vérité. Résul­tat : aucune fio­ri­ture. Un déroulé de séquences d’un réa­lisme saisissant.

Pour le coup, si l’on com­prend mieux les réserves ini­tiales de la cri­tique, on ne s’étonne pas outre mesure des mou­ve­ments d’encensoir qui achè­ve­ront de le consa­crer : com­ment faire autre­ment ? Pour res­ti­tuer sans l’écran de la rhé­to­rique tra­di­tion­nelle la noir­ceur d’un monde ‑ qui ne va pas sans rap­pe­ler, entre autres, celui de David Goo­dis (Cau­che­mar) ou d’Horace McCoy (On achève bien les che­vaux) ‑, son style, dépouillé à l’extrême, voire quasi dés­in­carné par­fois, est sou­vent admi­rable, et dans le même temps la méca­nique de ses scé­na­rii tou­jours par­fai­te­ment hui­lée. Mais que ceux qui ne la connaî­traient pas encore ne s’imaginent pas pour cela que sa noir­ceur rende éprou­vante la lec­ture de cette œuvre : au contraire, d’un livre à l’autre, l’humour en figure l’une des constantes, un humour râpeux assu­ré­ment, mais jamais dénué d’une saine ten­dance au délire. C’est que dans le tem­pé­ra­ment de Man­chette exis­tait sans doute un coin de plai­san­te­rie noire et de raille­rie féroce, selon le mot de Huys­mans appli­qué à un de ses contem­po­rains. Tou­jours est-il que ce qu’on appel­lera le “néo-polar” est né avec lui, qu’essaieront dans la suite d’égaler nombre d’émules parmi les­quels Dela­corta (Diva) ou le regretté Fré­dé­ric H. Fajar­die (La théo­rie du 1 %), mais ils n’y par­vien­dront jamais.

Tout cela, ces notes n’avaient pas besoin de le rap­pe­ler. Man­chette n’y fait d’ailleurs pas plus réfé­rence qu’à ses romans. Entre les cou­pures de presse qu’il y insère, signi­fi­ca­tives de pré­oc­cu­pa­tions qui les nour­ri­ront, il se borne à citer leurs titres pour signa­ler une étape de sa vie. Une vie constam­ment dif­fi­cile, acca­blée très tôt par un besoin d’argent endé­mique qui l’accule à se dis­per­ser dans des acti­vi­tés qu’il mènera de front jusqu’à sa mort, enchaî­nant un pen­sum après l’autre au risque d’y perdre et le som­meil et la santé : BD, scé­na­rios de films, de séries télé, articles de cri­tique lit­té­raire et ciné­ma­to­gra­phique, tra­duc­tions d’œuvres anglo-saxonnes (sou­vent en col­la­bo­ra­tion avec Mélissa, la bien-aimée, comme celles, fort remar­quables, de Robert Lit­tell), nou­velles, besognes ali­men­taires sous divers pseu­do­nymes. Sorte de Pro­tée en for­çat, miné par la fatigue. Le lec­teur de ce jour­nal apprend qu’il ne quitte presque jamais son ins­tru­ment, une machine à écrire por­ta­tive, ni sa canette de bière ni ses ciga­rettes dont il mourra le 3 juin 1995, à 53 ans, alors qu’il avait entre­pris de rompre un silence où l’on disait perdu le grand roman­cier qu’il était. À tort : sim­ple­ment, depuis le pre­mier roman, le temps avait passé, bien des illu­sions aussi. Une gauche désa­cra­li­sée, désor­mais au pou­voir, avait sonné le glas d’une cer­taine inno­cence en l’incitant à redé­fi­nir les prio­ri­tés du “noir”. Celui-ci ne pou­vait plus n’être que l’arme de com­bat qu’il n’avait cessé de four­bir des années plus tôt, quand il enten­dait en découdre avec un ordre hexa­go­nal voué aux gémo­nies. La plu­part des mou­ve­ments sociaux des années 60 et 70, confiera-t-il en 1991 à Antoine de Gua­de­mar, de Libé­ra­tion, ont été récu­pé­rés. Le polar a suivi. Ce n’est plus qu’une petite mar­chan­dise cultu­relle par­fai­te­ment inté­grée à l’ordre des choses et gou­ver­née par des auteurs qui n’ont pas les mêmes pré­oc­cu­pa­tions que moi…

Il sait d’autre part qu’avec La posi­tion du tireur cou­ché, il a atteint au meilleur de ce que lui-même appe­lait le style com­por­te­men­ta­liste total qu’il avait conçu. Alors qu’il se sait atteint par la mala­die qui devait l’emporter, il se rend aux États-Unis afin d’y effec­tuer les pre­miers repé­rages dont il a besoin pour réa­li­ser un pro­jet qui lui tient main­te­nant à cœur : un cycle de plu­sieurs romans por­tant pour titre géné­rique Les Gens du Mau­vais Temps. Ce sont les auteurs amé­ri­cains qu’il a tra­duits naguère (tels Ross Tho­mas ou Donald West­lake) qui lui en ont fourni l’idée, mais aussi l’apparition de l’immense James Ell­roy : il ne s’agira pas pour lui de tour­ner le dos au polar, mais d’en repous­ser les limites, les fron­tières géo­gra­phiques, d’aborder à des ter­ri­toires, comme l’espionnage, qui le feront mieux col­ler à l’évolution du monde. Mais il n’aura le temps que de livrer le pre­mier de ces romans, La Prin­cesse du sang (Rivages), et encore : il dis­pa­raî­tra avant de l’avoir achevé. Les 29 cha­pitres qui en consti­tuent l’épure four­nissent cepen­dant un aperçu signi­fi­ca­tif de l’évolution du tra­vail qu’il conti­nuait dans le moment où l’on aurait voulu le fos­si­li­ser : pour s’être déter­miné à se renou­ve­ler, il n’en reste pas moins sou­cieux de moda­lité d’écriture, recher­chant obses­sion­nel­le­ment la plus par­faite adé­qua­tion de la forme au regard, et par­tant, à ce qu’elle est tenue de sug­gé­rer. On pour­rait presque assu­rer que chez lui, de toutes ses han­tises, celle-ci occu­pera jusqu’à la fin le tout pre­mier rang. Qu’on lise les pre­mières lignes de La Prin­cesse du sang  :
L’Oldsmobile noire rou­lait avec soin sur le sable d’une plage. Balazs était au volant. Sur la ban­quette arrière Mau­rer et Branko enca­draient une fillette de sept ans enve­lop­pée dans un sac de cou­chage en duvet et qu’on avait hébé­tée avec une injec­tion de mor­phine. C’était l’aube. Feux de posi­tion éteints, la voi­ture était téné­breuse sur le sable gris de la plage déserte.
Des phrases, on le constate, d’une fas­ci­nante pré­ci­sion, tirées au cor­deau, suf­fi­sant d’emblée à piquer la curio­sité du lec­teur déjà sur le qui-vive. On croi­rait vision­ner le début d’un de ces films en noir et blanc des années 50 qui ber­çaient les soi­rées des Fran­çais lorsque la télé­vi­sion dif­fu­sait encore des chefs-d’œuvre en prime time, dans leur ver­sion originale.

On a sou­vent asso­cié Man­chette aux mou­ve­ments idéo­lo­giques de son époque. Il convient d’introduire une nuance : s’il ne s’est jamais caché de son enga­ge­ment à gauche, il était assu­ré­ment trop indé­pen­dant, sa per­cep­tion des choses trop per­son­nelle pour qu’il puisse être rat­ta­ché à l’une quel­conque des luttes qui se menaient alors, ou à quelque parti que ce soit. Man­chette était un prince, nous l’avons dit, mais un prince soli­taire, irré­duc­tible, d’où sa sin­gu­la­rité et l’aura qui ne le quit­tera jamais. Quand il évoque les évé­ne­ments de 68, dans ses cahiers, il ne s’y attarde pas : il se contente d’en signa­ler le défaut de cohé­rence, d’en anti­ci­per l’échec avant les autres, et l’Histoire a prouvé qu’il ne s’est pas trompé. Il flirte un temps avec les idées de Guy Debord (émi­nence grise du situa­tion­nisme). Or il s’en éloigne bien­tôt. En fin de compte, il ne reste fidèle qu’à lui-même, et lui-même, c’est d’abord l’acuité du regard exempt d’illusions qu’il n’a de cesse de pro­me­ner sur ce second ver­sant du XXe siècle dont rien ne lui échappe, parce qu’il s’intéresse à tout. Moins dis­cret, il aurait pu s’exclamer avec Whit­man qu’il était amou­reux de tout ce qui crois­sait à l’air libre. Rien de ce qui se crée ne lui est indif­fé­rent. Aussi bien n’hésite-t-il pas à s’enthousiasmer pour un livre (fic­tion, poli­tique, phi­lo­so­phie, psy­cha­na­lyse le pas­sionnent dans une égale mesure), ou un film, ni ne recule devant des coups de griffe quel­que­fois décon­cer­tants (voir les appré­cia­tions rien moins que consen­suelles dont font les frais des auteurs comme Vailland et Troyat, ou des cinéastes comme Pia­lat et Tanner…).

Nous nous bor­ne­rons pour conclure à saluer un homme libre qui ne pour­sui­vit en défi­ni­tive, durant sa trop brève exis­tence, qu’un seul but : deve­nir écri­vain. Car écri­vain, nul ne contes­tera qu’il le soit devenu, et c’est cet écri­vain qu’il nous est donné ici d’accompagner au jour le jour et de mieux connaître, après que ses romans nous l’avaient fait aimer.

d. henique

   
 

Jean-Patrick Man­chette, Jour­nal (1966 — 1974), Gal­li­mard, mai 2008, 640 p. — 26,00 €.

 
     

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