La lettre peut devenir un moyen astucieux de s’adresser au lecteur même si une seule est lancée directement à lui. Néanmoins, il reste tout autant curieux de celles écrites à Lou Andreas Salomé, Christine Angot, Marguerite Yourcenar, à Freud « le haut lieu »), à Winnicott, Adam Phillips, Jacques Lacan, et Michel Gribinski. Avec chacun de ses destinataires, Gilberte Gensel pointe un désaccord justifié en vue d’une explication franche que sa lettre détaille, précise, appelle.
Chaque fois, il est sujet de fêlure ou de blessure inhérente à la nature sexuelle de notre espèce, lorsque — et pour reprendre les mots de la Justine de Sade — « la chance tourne » au sein même de cette nature qui ne peut échapper ni au prédateur ni, par voie de conséquence, à sa proie.
Si l’absolu de la sexualité est mis en exergue, celles et ceux qui écrivent à son sujet sont donc interpelés. Gilberte Gensel s’insurge lorsque Lou Andreas-Salomé affirme que «chez la femme l’appareil génital n’est guère qu’une partie du cloaque prise en location» comme lorsque Christine Angot (la surcotée) parle de son géniteur «comme s’il n’était pas mon père et que je n’étais pas son enfant» afin de rappeler aux deux « qu’il n’y eut pas plus «père» que le mythique «père de la horde primitive», qui possédait toutes les femmes et toutes les (ses) filles ». Et, de lui poser la question indélicate s’il en est : «Qu’est-ce qu’un père ?»
Cela permet des plongées intéressantes, beaucoup plus pertinentes et délicates que celles plus anecdotiques posées à Lacan ou Freud avec lesquels l’auteure semble plus circonspecte ou timide avant de finir de manière téléphonée sur un appel à la dissonance sexuelle en tant que dérive à la monotonie.
Pour Gilberte Gensel, l’être demeure ce qu’il est : de toutes les pulsions. Elles restent au cœur de son système et ses passions se plaisent de tout. L’auteure accepte l’idée que tous les goûts et dégoûts sont dans sa nature. Une nature que les cultures façonnent, cerclent, bricolent le mieux qu’elles le peuvent. Plutôt que de s’attacher à la tâche gigantesque d’effectuer leur dénombrement, l’auteure a préféré mettre l’accent sur certaines anomalies, écarts et évolutions. Cela offre un bel aperçu de l’avancée de la pensée psychanalytique.
Elle ne justifie pas tout — tant s’en faut — mais permet de connaître et de ne pas rester contrit face à une nature qui est notre (triste ?) lot mais qui nous échappe par de belles torsions de l’inconscient. L’auteure revisite ce qu’on nomme remord, honte, culpabilité et ce qui est conçu parfois comme des caprices du libertinage et de l’interdit. Certains d’entre eux sont sortis du chaos ou du “mal” par la société.
Sans pour autant estimer qu’il n’existe pas de problèmes, il devient possible de s’y confronter même si les plus malins ou égarés seront toujours là pour bafouer l’ordre et ses tabous comme le libertin de « Justine » pour qui « l’échafaud serait le trône des voluptés où expirer victime de mes forfaits ». On aurait aimé que l’auteure lui adresse une lettre. Elle restera « la missive manquante ».
jean-paul gavard-perret
Gilberte Gensel, Neuf lettres sur la dissonance sexuelle, Gallimard, collection Connaissance de l’Inconscient, Série Le principe de plaisir, 2017.