Un livre dont la minceur peut étonner eu égard au propos mais qui dit l’essentiel avec une remarquable acuité
Éric Keslassy – dont vous pouvez lire sur lelitteraire.com quelques chroniques éclairantes – est docteur en sociologie, Alexis Rosenbaum en psychologie. Les deux auteurs unissent étroitement le point de vue singulier que leur donnent leurs spécialités respectives pour analyser des processus, mettre à jour des ressorts, nommer comme il se doit des motivations et des aspirations que souvent des discours délibérément fallacieux dissimulent. Le « nous » dont ils usent n’est, ici, ni de majesté ni de convention ; il n’a rien de la feinte rédactionnelle. Il est au contraire le signe d’une réelle complémentarité d’approche et d’une parfaite cohésion d’intention. Le regard sociologique s’enrichit des apports de la psychologie de l’individu pour décrypter toute une série d’événements et de faits qui, depuis quelques années, alimentent des débats d’une extrême vivacité. Le terme de « violence » serait sans doute mieux approprié : que l’on prononce les mots « esclavage », « génocide », « Shoah », « commémoration »… et l’on est projeté au cœur de polémiques qui ne cessent de s’exacerber mutuellement – d’autant que ces notions ont partie liée avec celle d’ « identité nationale », dont on sait la fortune malsaine que lui a value la récente campagne présidentielle. Le malaise n’est d’ailleurs pas près de se tarir puisque l’on a désormais un ministère dédié à cette « identité » qui démange, entre immigration et intégration…
Si le titre, au premier abord, peut inciter à songer au jargon informatique, le pluriel et le sous-titre redirigent très vite l’esprit vers le domaine historique. L’on notera que le libellé est très explicite, ce qui annonce d’emblée le caractère éminemment pédagogique de l’ouvrage, sur lequel on reviendra. En quelques mots le propos est énoncé. Il ne s’agit pas seulement de mettre en regard l’Histoire et les mémoires collectives mais de répondre concrètement à une question – formulée d’ailleurs comme une assertion, autant dire que les auteurs sont sûrs du bien-fondé de leur démarche autant que de la solidité de leur raisonnement. Si les rapports qu’entretiennent les communautés avec leur passé sont interrogés, c’est d’une part pour mettre en lumière des souffrances aiguës et vivaces – les mémoires sont à vif – et, d’autre part, observer que le passé historique est devenu un outil revendicatif. Tout l’objet du livre est d’exposer clairement cet état de choses puis d’en démontrer le pourquoi et le comment.
Prenant comme point de départ la loi du 23 février 2005 et la vague de polémique qu’elle a suscitée, et d’autres lois qui ont elles aussi provoqué des débats houleux – notamment le texte du 21 mai 2001 – les auteurs s’attachent à regarder ce que nos contemporains font de ces pages d’Histoire où se sont, entre autres, écrites les menées esclavagiste et colonialistes de la France, où se déploie tout aussi sinistrement la Shoah. Ce que deviennent aujourd’hui ces faits historiques – les manifestations et déclarations en tout genre auxquelles ils donnent lieu, les ouvrages que l’on publie à leur sujet – est abordé comme le symptôme d’un certain état de la société française. Est ainsi mise en évidence la façon dont fonctionnent les communautés par rapport à leur histoire collective, et l’on aboutit tout naturellement aux problèmes identitaires, ô combien sensibles actuellement.
Tout en articulations logiques omniprésentes – « donc », « par conséquent »… etc. -, fortement structuré en chapitres et sous-chapitres aisément identifiables, le livre est d’un didactisme minutieux. Les termes sont répétés – voire martelés mais la clarté et l’absence d’ambiguïté sont à ce prix – et les passages aux airs d’axiome sont fréquents, tel celui-ci :
Tout groupe est une force sociale, un ensemble d’individus dotés d’intérêts communs qui cherche à se perpétuer. Son existence n’a de sens que si ses membres espèrent obtenir des avantages à travers les ressources collectives que le groupe leur offre. Or justement, le passé constitue par excellence un vaste domaine de ressources exploitables. (p. 55)
Abondent aussi les sentences brillantes et fulgurantes, que leurs sonorités et leur rythme interne rendent aisées à comprendre et à mémoriser :
Nous avons retenu ces trois thèmes [passé idyllique, luttes héroïques, souffrance collective] parce qu’ils nous semblent symptomatiques du travail permanent qu’effectue la mémoire collective : mise en intrigue d’événements du passé, mise en relief des valeurs du groupe, mise à jour des récits en fonction des intérêts présents. (p. 87)
S’inscrivent ainsi dans la pensée du lecteur les clefs majeures du raisonnement des auteurs. C’est donc, en lisant ce livre, non pas une opinion mais une méthode d’analyse que l’on s’approprie, et une façon de ne pas observer en aveugle naïf, un peu hébété, les bannières qui se brandissent çà et là à plus ou moins bon droit.
On ne peut que louer la neutralité pédagogique à laquelle s’astreignent les auteurs, ce qui ne les empêche pas d’y renoncer discrètement face aux outrances les plus grossières, par exemple en utilisant la forme exclamative : un point d’exclamation en fin de phrase suffit à conférer à celle-ci une subtile pointe d’ironie bien sentie… Ils prennent ainsi les partis raisonnables qui s’imposent sans tomber dans les surenchères indues – à l’instar de ceux dont justement ils soulignent les comportements abusifs.
Mais comme toujours lorsque sont abordés des sujets sensibles, prêtant par nature à la polémique, il se trouvera probablement des lecteurs pour critiquer le choix de tel exemple ou juger partisane telle remarque, telle tournure. Il ne m’appartient pas d’entrer dans ce genre de considérations car je ne suis pas armée pour cela et je tiens à préciser que je n’ai exprimé ici rien autre que le sentiment d’une profane qui n’a, de plus, suivi que de très loin les débats dont il est question dans ce livre. Je n’en suis pas moins curieuse de ce qui se passe autour de moi et disposée à la réflexion ; je pense être ouverte à tout ce qui peut amener à réfléchir, et il m’a semblé que cet ouvrage y pourvoyait de façon intelligente, sans lourdeur, sans parti pris déplacé.
Aussi me paraît-il utile d’en recommander la lecture à tous car ses auteurs, s’adressant manifestement au « grand public », ne cherchent nullement à convaincre de la validité d’une quelconque prise de position mais simplement à dessiller les jugements – ce qui est énorme, et nécessaire.
isabelle roche
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Eric Keslassy & Alexis Rosenbaum, Mémoires vives – Pourquoi les communautés instrumentalisent l’Histoire, Bourin Editeur, avril 2007, 135 p. – 16,00 €. |
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