Amour de plume pour objet indiscernable
Le livre de Bernard Sarrut est un symptôme du temps. Le Don Juan s’y fait programmatique et par procuration. Pas besoin d’aller arpenter un sujet qu’il sait miné d’avance. Il s’épargne et exempte sa conquête potentielle des avatars de la chair. Chacun sait qu’elle est faible et se consomme avec date de fraîcheur. L’amoureuse — potentielle ou hypothétique — restera une vue de l’esprit. Sans le moindre détail, elle demeure sous forme de « masse » (au sexe composite).
Reste pour l’auteur des lettres comme sa correspondante une liberté, sans doute frustrante, mais tout compte fait rassurante. Au corps putatif, nul accès : juste une âme « à façon » comme disent les couturiers. C’est donc un amour de plume à objet douteux. Le pur scripteur reste dans la seule folie de l’écriture — ou son addiction.
Peuvent s’y discerner égoïsme, peur voire pénitence. Mais c’est aussi la preuve que l’amour se passe dans la tête. De plus, la reconnaissance mutuelle évitera tout combat stérile — les amours se finissant mal en général. Se créent donc à la fois délivrance et fermeture.
Les obsessions restent à l’état latent, un sommeil paralysant rampe dans la hantise de ce qui pourrait venir. Craignant la chair et ses affaissements, l’amour subit une putréfaction. Il devient le symbole d’une époque où l’amour n’est l’effet que d’une volonté vagissante plus que d’un consentement.
L’auteur prouve que les mots sont une narration. Elle n’a rien à voir avec le réel. La promesse du rêveur n’espère que la dissipation de tout enchantement là où la torture de l’autre est passé sous silence.
Jouer sans toucher exempte tout risque et toute culpabilité. Le morbide remplace le jouissant là où se signe la fin de toute expérience sinon celle que réclamait Blanchot, la « livresque ».
jean-paul gavard-perret
Bernard Sarrut, Lettres à l’inconnu(e), Editions Tinbad, 2017, 124 p. — 14,00 €.