Lissez les couleurs ! à ras l’fanion

I would like to be a machine

De 1997 à 1999, Joël Hubaut a écrit un long poème, Put-Put, dont chaque vers com­mence par “je vou­drais”. Plus que d’insister spé­ci­fi­que­ment sur le carac­tère de liste de cette longue incan­ta­tion du deve­nir du corps, ce qui res­sort sur­tout de ce texte, de cette agglo­mé­ra­tion, c’est la poro­sité du corps aux choses, l’incubation du monde dans le corps, fai­sant du corps le poten­tiel d’un monde qui est arra­ché à sa propre logique de construc­tion, pour en obte­nir un autre. En effet, ce Put-Put, appar­tient à la sec­tion Epi­de­miK de Hubaut, où le corps loin de se prô­ner l’indemne, sauf de toute conta­gion, est péné­tré par les mille bribes cli­gno­tantes et alié­nantes de ce qui l’entoure. Corps spon­gieux, aux pores éba­his et ébau­dis des objets amon­ce­lés par la logique de pro­duc­tion, corps éven­tré et aspi­rant les remugles consu­mé­ristes des indus­tries humaines pro­dui­sant en masse les biens alié­nant de l’humanité, qui viennent dans la pen­sée et la gorge s’agglutiner.

Ce long poème ayant tra­versé dans son écri­ture le temps, est ainsi la trace d’un deve­nir dis­po­si­tif du corps, pour reprendre Deleuze et Guat­tari — Hubaut ayant tra­vaillé avec ce der­nier — d’un deve­nir machine de l’avènement au monde de la cor­po­réité. je vou­drais voir avec mes genoux, avec mon anus, avec mes talons, avec mes gen­cives, je vou­drais des yeux au fond de la bouche, des yeux dans le pan­créas dans les intes­tins, je vou­drais des yeux multi-block, des yeux consoles, des yeux-télécommandes, (…) je vou­drais péri­sco­per, camé­ra­ti­ser, pixel­li­ser, vir­tua­li­ser (jan­vier 1997) Deve­nir machine qui est une réforme, c’est-à-dire une révolte, contre la logique de confi­gu­ra­tion qui lui a été impo­sée par l’ordre exté­rieur, et dont le corps ne peut que se démettre. Deve­nir machine, qui n’est pas de détruire toute orga­ni­cité, mais de refondre par l’acte d’une dis­so­lu­tion cor­po­relle tout agen­ce­ment des organes du corps, pour se refaire un corps nou­veau. C’est ainsi que le tra­vail de Hubaut que cela soit dans Put-Put, Epi­de­miK, Le rab­bit semio­tiK, dans Clom, à chaque fois semble cor­res­pondre à la prag­ma­tique mise en évi­dence par les deux auteurs de Mille pla­teaux :
1/ étude de la géné­ra­ti­vité des signes pro­duits dans le monde,
2/ étude des trans­for­ma­tions pro­duc­tions des régimes de signes pro­duits.
3/ étude des dis­po­si­tifs (dia­grammes) poten­tiels qui pour­ront s’appliquer sur des corps ;
4/ étude des machines abs­traites for­mées qui ordonnent et répar­tissent les pos­sibles réels (Mille Pla­teaux, p.182).

Hubaut construit en ce sens depuis 30 ans la machine imma­nente de son existence-corps à par­tir de l’expérience des signes qui tissent la réa­lité. C’est dans cette pers­pec­tive, que chez lui, la cou­leur a pris une impor­tance essen­tielle, en tant que der­rière son acci­den­ta­lité onto­lo­gique, elle s’est bien évi­dem­ment consti­tuée comme l’un des cri­tères de dis­cri­mi­na­tion et d’agencement fon­da­men­tal. Ce qu’il a par­fai­te­ment mis en évi­dence à tra­vers le regard qu’il porte sur la Shoah ou encore sur la consti­tu­tion des iden­ti­tés natio­nales à l’aide des dra­peaux, des fanions ! Lis­sez les cou­leurs ! à ras l’fanion s’inscrit dans cet hori­zon de recherche, et tra­vaille une nou­velle fois sur la ques­tion de la nou­velle confi­gu­ra­tion des signes à par­tir du corps. Tou­te­fois, alors que dans Clo­mix, par exemple, qui date de 2000–2001, il tra­vaillait sur des machines-objets, des confi­gu­ra­tions d’objets de même cou­leurs, là, le tra­vail est celui d’un nou­vel agen­ce­ment de la langue, qui appa­raît reprendre les quatre étapes que nous avons indi­qué à par­tir de Deleuze et de Guattari.

Tout com­mence par une impos­si­bi­lité à com­men­cer par la langue, une impos­si­bi­lité de la langue à dire, à gicler de la bouche autre­ment que par le moule qui lui a été incubé, incul­qué, imposé par l’extériorité poli­tique et reli­gieuse. Tout com­mence par l’impossible com­men­ce­ment d’une langue dont on a hérité, et qui parle déjà alors que l’on n’a pas com­mencé à par­ler, que l’on n’a pas encore réussi à dire les mots coin­cés au fond de la bouche, col­lés à la gorge, col­lés et ren­trés, enfon­cés par la chair sémio­tique pro­duite par l’extériorité. Ça fait des nœuds dans la bouche qui s’expanse et ça fait des nœuds et ça fait des nœuds dans la bouche et quelques fois les nœuds bouchent la bouche qui s’expanse. Tout com­mence par la mise en évi­dence, au cours de cette impos­si­bi­lité à dire, de l’origine des signes, de cette chair pro­je­tée au-dedans de la gorge, engor­gée dans la bouche, la matrice à par­ler inva­gi­née du moule ins­ti­tué par les forces qui lui sont exté­rieures. Tout com­mence par cette impos­si­bi­lité des signes propres, car vou­lant dire pro­pre­ment ce qui est à dire, la langue se coince dans le moule de la nor­ma­li­sa­tion lin­guis­tique qui lui a été ancrée. Ici, Hubaut fait œuvre d’une véri­table réflexion poé­tique sur le lan­gage et se pose à dis­tance de toute forme idio­lec­tale au sens de la recherche d’Artaud ou encore de la défi­ni­tion de Barthes : la langue immé­dia­te­ment s’empêtre tou­jours, reven­di­quant son auto­no­mie et son (au/on)to-génèse, sa pureté, dans les pré­struc­tu­ra­tions sémio­tiques de la langue publique, de la langue déjà consti­tuée : les mots qui devraient glis­ser dans l’sens de la sor­tie vers le trou d’la bouche pour démou­ler la langue pour­raient s’coincer dans l’coin du trou et ça ferait gon­fler tout l’bord de la bouche qui blo­que­rait la langue dans le moule au moment où jus­te­ment la langue devrait pou­voir sor­tir sans pro­blème pour expul­ser les mots du trou blo­qué à l’intérieur du trou du moule.

C’est que tel qu’il le montre, nous sommes pris dans le moule de la langue nor­ma­li­sée, qui est posée, en sa struc­ture et ses ren­vois, comme orthotes, droite, mât, pour le dire idéo­lo­gique de notre champ d’appartenance. C’est que la langue devant être dite, doit tou­jours res­pec­tée la règle, se tra­cer rec­ti­ligne, à la ligne, ponc­tuée comme il le faut, étouf­fée comme il le faut dans la loi syn­taxique qui dis­pose dans le bon ordre (poli­tique ou reli­gieux) les mots de la bouche. Met­tant ainsi en évi­dence les struc­tu­ra­tions et leurs prin­cipes, il éta­blit en paral­lèle la cri­tique : il assole (Kier­ke­gaard), déter­ri­to­ria­lise (Deleuze/Guattari) la langue pour ten­ter de la remettre dans le vide d’une autre pos­si­bi­lité du dire. Se débat­tant dans la langue, il s’en dis­tingue, mon­trant à quel point sont consti­tuées les lois d’agencement des ren­vois de sens et de signi­fi­ca­tions, bien évi­dem­ment il s’en désou­met, il s’en extrait par la consti­tu­tion lente du plan d’une autre consis­tance du dire. Ainsi, s’il dit que l’homme colle ses yeux dans le mou­lage et quand ses yeux sont col­lés dans le moule de la vision l’homme ne voit que le moule de l’uniformisation de la masse de l’homme moulé à la louche, en expli­ci­tant ainsi immé­dia­te­ment la main­mise de l’uniformisation par le moule idéo­lo­gique de la langue, sa langue com­mence à s’en décol­ler, à pro­duire les per­tur­ba­tions qui pour­ront peu à peu pro­duire un autre agen­ce­ment sémio­tique, une autre ligne du dire.

Ce glis­se­ment vers un plan de consti­tu­tion propre des agen­ce­ments, liai­son de sens, se déter­mine peu à peu tout au long de Lis­sez les cou­leurs ! Le livre étant jus­te­ment ce lent glis­se­ment. Ici mal­heu­reu­se­ment, nous ne pou­vons rendre la lec­ture qui accom­pagne sur un CD-audio le texte, mais l’ensemble de ce tra­vail sonore mixé en live par Patrick Mül­ler, rend bien la contor­sion néces­saire à déboî­ter les agen­ce­ments qui moulent tout effort de la langue lorsqu’elle tente de dire. Le glis­se­ment conduit à une acci­den­ta­lité sémio­tique de la langue qui vient contre-investir toute mani­pu­la­tion de la langue. C’est pré­ci­sé­ment là que se joue la venue d’un autre plan de consis­tance de la langue. Ce contre-plan cepen­dant ne vient pas reven­di­quer une vérité ou une pureté de la langue, à savoir ne se veut pas la posi­tion iden­ti­taire d’une vérité onto­lo­gique de la langue, mais tout à l’inverse, (se) montre, par un jeu sur soi, en quel sens la langue est une ligne de fuite imma­nente et acci­den­tée, qui se com­bine dans le jeu de reflet entre putré­fac­tion et struc­tu­ra­tion lin­guis­tique : é on brourre leyau vec les brouts d’moules de l’adorate dé brouts d’coules dra la dé ron rebodu l’yauuts d’saupar pe ka brouche ki ran quo­telé brouts d’tauces.

Le geste qui conduit au plan d’immanence de la langue d’aucune façon ne peut se pro­duire comme la réi­fi­ca­tion d’une volonté de pureté de soi. Non, car Hubaut l’a bien com­pris depuis long­temps par son tra­vail plas­tique, par ses agglo­mé­rats épi­dé­miques dans les villes, dans les expo­si­tions, les lignes de fuite, celles qui mènent à la sin­gu­la­rité, ne sont pas issues de maté­ria­li­tés auto-générées, mais se consti­tuent dans un rap­port constant avec la maté­ria­lité déjà consti­tuée par la langue du pou­voir. Mais ce que le pou­voir ne voit pas, l’excès pos­sible du sens de ce qu’il ins­ti­tue, c’est ce à par­tir de quoi plas­ti­que­ment ou lin­guis­ti­que­ment, il faut par­tir. Hori­zon, à n’en point dou­ter du poète-plasticien Duchamp. Le plan d’immanence est ainsi non pas le plan de la com­po­si­tion de machines, mais de la varia­tion abs­traite de tout ren­voi réel de la langue, qui se donne dans des figures pas­sa­gères, dans des confi­gu­ra­tions dia­bo­liques car dia­gram­ma­tiques, court-circuitant toute emprise gram­ma­tique ou sym­bo­lique. Ce pas­sage du livre de Hubaut, ce solve-coagula éphé­mère, à entendre en soi, est source de tous les pos­sibles, tout s’y dit en quelques échos, tout s’y com­pose selon le rythme inces­sant de la rocaille non encore fixée en une com­po­si­tion reconnaissable.

Et c’est dans ce tour­billon, cette explo­sion des syn­tagmes et des syn­taxes, que jus­te­ment renaît la machine lin­guis­tique de Hubaut, que peut appa­raître l’autre machine, l’autre machi­na­tion de la langue que celle mou­lée par les pou­voirs hégé­mo­niques qui forgent le moule de la repré­sen­ta­tion du monde. La fin du livre expose les com­po­santes nou­velles de la machine langue pos­sible après la dis­so­lu­tion, déglu­ti­tion : quand ta bouche a bien dégueulé ta langue démou­lée tu peux prendre enfin la parole et la parole qui jaillit de ta bouche est comme une nou­velle langue mer­deuse hors du moule. Cette nou­velle langue est bien évi­dem­ment mer­deuse, sans aucune pureté, car onto­lo­gi­que­ment aucune langue ne peut être la pure langue spi­ri­tuelle de soi, d’un Je inaliéné, d’un Je exempté d’avoir échoué dès son ori­gine dans un monde. Comme ses machines plas­tiques sont com­po­sées des mille objets col­lec­tés dans le rési­duel de la société de consom­ma­tion, cette langue est mer­deuse, com­po­sée de la diges­tion publique des com­po­santes lin­guis­tiques, mais elle est nou­velle car elle se bâtit dans la contin­gence d’un être-au-monde, qui n’est pas en son énon­cia­tion arrimé aux tables de la loi des pou­voirs poli­tiques ou reli­gieux. Nou­velle car giclant selon le tempo d’ouverture aléa­toire de cette chair sin­gu­lière appe­lée Hubaut ! 

phi­lippe boisnard

Joël Hubaut, Lis­sez les cou­leurs ! à ras l’fanion, Al Dante, 2003, 104 p. — 20,00 €.

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