La publication des travaux touchant à l’œuvre de l’historien Pierre Vilar remet à l’honneur un penseur un peu vite oublié
Alors que Pierre Vilar fut un des historiens français à la renommée mondiale incontestable dans la deuxième moitié du siècle précédent, son œuvre semble à ce jour délaissée dans son pays, la France. Ce constat contraste avec sa notoriété toujours très vive dans le monde hispanique : c’est en effet par-delà les Pyrénées que la parution de ses livres se poursuit, que ce soit en espagnol ou en catalan. Il est ainsi paradoxal de ne pouvoir lire Pensar historicamente dans la langue maternelle de l’auteur. Le provincialisme de plus en plus pesant de l’édition des sciences humaines en France a fini par marginaliser l’œuvre d’un des plus grands historiens français du XXe siècle. Un historien qui fut le successeur d’Ernest Labrousse à la chaire d’histoire économique à la Sorbonne, et dont la thèse, La Catalogne dans l’histoire moderne, fut considérée en son temps (1961) comme une des pierres angulaires de la nouvelle historiographie française.
Le quatrième congrès d’Actuel Marx a consacré, il y a deux ans de cela, un atelier à Pierre Vilar, atelier dans le cadre duquel des exposés et des discussions fructueuses furent tenus ; c’est le contenu du travail de cet atelier qui est réuni ici. Il s’agissait de rendre hommage à l’historien récemment disparu et de proposer des pistes de lecture pour aborder une œuvre très riche. Cela impliquait une étude de la recherche hispanisante de Vilar - recherche qui a donné lieu à deux “Que sais-je ?” très remarqués (Histoire de l’Espagne et Histoire de la Guerre d’Espagne), mais qui ne s’y réduit pas : Jacques Maurice (“Pierre Vilar et l’Espagne : un terrain d’expérimentation”) en dégage toutes les implications théoriques, notamment sa très forte sensibilité aux décalages temporels et spatiaux, de la Catalogne à l’Espagne et de l’Espagne au monde.
Car Vilar ne n’est jamais contenté de borner son attention à la péninsule ibérique et a toujours cherché à s’ouvrir une perspective européenne et mondiale : son livre important, Or et monnaie dans l’histoire, s’essayait à cette tâche dans le cadre de l’histoire économique. L’apport de Vilar dans ce domaine est bien resitué ici par Claude Mazauric, à travers l’étude de la contribution essentielle de l’historien à la fameuse conférence de Stockholm, en 1960. Rappelons qu’après une analyse serrée des thèses des économistes alors en vogue (Fourastié, Rostow, Clark), Pierre Vilar y dégageait l’espace autonome d’une histoire économique, théoriquement exigeante, qui fût capable de déterminer ses propres problématiques et axes de recherche. Ainsi se dessinait un programme de recherche mais aussi un guide de travail fécond pour de nombreux jeunes historiens.
Cette exigence théorique constitue un autre pan de l’œuvre qui se confond largement avec son attachement au marxisme, lequel est exploré ici en détail, notamment par Michel Vovelle (“Une histoire sociale “totale””) et Guy Lemarchand (“La notion de mode de production chez Pierre Vilar”). Cet attachement — étendu même jusqu’à l’œuvre de Staline — fut toujours argumenté et réfléchi, détaché de toute adhésion à un parti, au profit de la construction d’une “histoire totale”, dont il voyait les bases posées par l’auteur du Capital. Par ce souci d’une appréhension “totale” des matériaux historiques, il retrouvait les préoccupations de l’histoire des Annales, dont il se réclamait aussi par ailleurs, et dont Karl Marx était, à ses yeux, le seul digne précurseur. Sa familiarité avec l’œuvre du penseur allemand est ici bien décrite, tout comme sa capacité à rendre opérationnelle au sein de l’analyse historique des catégories a priori très abstraites. Car l’histoire chez Pierre Vilar était envisagée comme un incessant va-et-vient du cas à la théorie et de la théorie au cas. Cette circularité est, assurément, un excellent antidote contre les manières dogmatiques de penser (Rosa Congost, p. 40).
Ce recueil constitue un très bel exemple de ces manières “non dogmatiques” de penser, preuve que l’héritage de Vilar n’a pas été abandonné malgré les négligences, volontaires ou non, de l’édition française.
b. eychart
Pierre Vilar : une histoire totale, une histoire en construction (Ouvrage collectif coordonné par Arón Cohen, Rosa Congost, Pablo F. Luna), Éditions Syllepse, mai 2006, 230 p. — 25,00 €. |
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