Christine Dupouy, La Question du lieu en poésie du surréalisme jusqu’à nos jours

Au Com­men­ce­ment fut le Ques­tion­ne­ment. L’Espace ou le Temps ?… Des questions-réponses et des réponses-questions qui sillonnent le beau livre de Chris­tine Dupouy

Au Com­men­ce­ment fut le Ques­tion­ne­ment. L’Espace ou le Temps ? Le Ciel ou la Terre ? L’Eau ou l’Air ? Le Vide ou la Vie ? L’Image ou le Regard ? Le Silence ou la Parole ? La Magie ou la Poé­sie ?
Le Ques­tion­ne­ment fut-il au Com­men­ce­ment ? Le Com­men­ce­ment fut-il en même temps avec le Ques­tion­ne­ment ? Ou après ? La Ques­tion fut un lieu qui tenait place de Com­men­ce­ment ? Des questions-réponses et des réponses-questions qui sillonnent le beau livre de Chris­tine Dupouy.

Le lieu ne fut qu’une Ques­tion
tenant lieu de Lieu

Chris­tine Dupouy nous pro­pose une étude bien écrite, bien argu­men­tée, minu­tieuse, consis­tante, ayant comme thème prin­ci­pal l’invocation de l’interrogation phi­lo­so­phique dans la poé­sie du lieu, à par­tir du sur­réa­lisme fran­çais jusqu’à nos jours : pen­ser, cher­cher, trou­ver et nour­rir le lieu, vivre et faire vivre le lieu, effa­cer le lieu, déchif­frer cette rela­tion étrange, intime, cette aven­ture d’identité, énig­ma­tique, entre Poète et Topos, redé­fi­nir le lieu comme déclen­cheur du lan­gage, comme quête de l’écriture.
Toute la richesse du tra­vail de Chris­tine Dupouy est de faire sur­gir avec une grande évi­dence ce ques­tion­ne­ment : de croi­ser lieu et fait lit­té­raire, (…), rendu à la parole. Si fon­da­men­tales sont ces ques­tions qu’elles conduisent à redé­fi­nir la poé­sie dans son usage contem­po­rain.1
Ques­tion­ner le regard entre les lieux, les choses et les ima­gi­na­tions qu’il pro­duit. Aller vers le lieu habité ou vidé, connaître le vide signi­fiant, aller vers les lieux d’une pré­sence ou d’une absence consta­tées, cher­cher et trou­ver un temps et un lieu idéals, fon­der une uto­pie dans la réa­lité de ce lieu-ci, comme dans le poème “Fruits“2 de Phi­lippe Jac­cot­tet :
Dans les chambres des ver­gers
ce sont des globes sus­pen­dus
que la course du temps colore
des lampes que le temps allume
et dont la lumière est par­fum
On res­pire sous chaque branche
le fouet odo­rant de la hâte. 
Ques­tion­ner le spa­tium comme éten­due finie ou infi­nie qui contient les phé­no­mènes, les objets, les êtres, les sur­faces, les endroits et les milieux affec­tés à tous ces locus des par­ties cir­cons­crites. L’Espace-Temps, avec ses trois pre­mières dimen­sions liées entre elles par l’image de et le regard sur l’espace lui-même, la qua­trième étant celle de l’espace humain avec sa Terre, son Ciel, ses Eaux, son Air, sa Vie et son Vide, ser­vant à sépa­rer les éten­dues, les inter­valles, les propriétés. 

Le lieu est-il une notion ou un pro­blème ? “Lieu”, du latin locus, est, au sens lit­té­ral, un mor­ceau, une par­tie déter­mi­née de l’espace, un endroit, même si “lieu” est plus vague, plus théo­rique, plus abs­trait que l’endroit. Le lieu a une pré­sence et une dimen­sion. Il est le topos (devenu, au plu­riel, chez nos poètes, les topo­gra­phies de l’enfance ou de la vieillesse avec leurs sou­ve­nirs du lieu natal, avec leurs hori­zons loin­tains, les pay­sages et les per­son­nages nos­tal­giques des arrière-pays) et a une valeur géo­gra­phique, car­to­gra­phique, point posi­tionné sur une carte et qui est en étroites rela­tions avec d’autres lieux : le lieu réfé­ren­tiel, le lieu-endroit, le lieu bio­gra­phique, le lieu d’enfance, le lieu for­mel et le lieu topique… Il se dif­fé­ren­cie de l’espace, car il est unique, vrai, une par­tie des éten­dues réelles, il répond à la ques­tion “Où ?“
Dans sa signi­fi­ca­tion lit­té­raire topos signi­fie thème, motif et peut avoir des formes et des fonc­tions diverses. Yves Bon­ne­foy donne ainsi une défi­ni­tion inté­res­sante du locus amoe­nus ou lieu d’élection : (…) locus : enten­dant par ce mot la repré­sen­ta­tion toute men­tale qu’il advient qu’on se donne en rêve du rap­port qu’on vou­drait avoir avec le monde sen­sible. Un locus de cette sorte, c’est celui qui est dit amoe­nus chez Théo­crite ou Vir­gile, le Vir­gile des Buco­liques  : un val­lon, un bos­quet ombreux, peut-être un pré, des fleurs et des chants d’oiseaux, un ruis­seau ou une source, des cailloux sur les­quels ruis­selle l’eau trans­pa­rente : et plu­tôt vaudrait-il mieux dire l’onde comme tant le font au XVIIe siècle, car il est clair que ces évo­ca­tions ne sont pas des choses réel­le­ment exis­tantes en quelque point de la terre, mais des repré­sen­ta­tions, je ne dirais pas abs­traites mais sim­pli­fiées et le mot onde à la place d’eau révèle bien ce pas­sage d’une parole ouverte à une parole close, “choi­sie” 3

Le lieu de la poé­sie est le lieu des racines bio­lo­giques, de l’origine, de la mémoire ou plu­tôt de la remé­mo­ra­tion, car la poé­sie a une base bio­gra­phique, liée à des objets, des situa­tions ou des per­sonnes impli­quées dans la vie du poète.
La poé­sie du lieu retrouve dans l’espace per­son­nel, le miroir affec­tif de la mémoire, cet espace chargé d’histoire et de sou­ve­nirs qui s’attache à des lieux, qui trace les traces lais­sées par le passé, modi­fiées par le temps, trans­po­sées dans la remé­mo­ra­tion. L’espace est ainsi, mémoire, une topo­gra­phie magique revi­si­tée par l’enfance.
L’universitaire Chris­tine Dupouy relève l’influence de Hei­deg­ger sur la lit­té­ra­ture du lieu et de l’image (l’interdépendance espace-temps, l’importance des lieux dans la mémoire affec­tive, le lieu-image, le lieu-son, le lieu-écrit) d’une avant-garde à l’autre jusqu’à nos jours, chez les poètes et les pro­sa­teurs René Char, Edmond Jabès, Paul Celan, Yves Bon­ne­foy, Jacques Réda, Jean-Loup Tras­sard, André Du Bou­chet, Phi­lippe Jac­cot­tet, Saint-John Perse, Edouard Glis­sant, André Dhô­tel, Pierre Toreilles, Jean Tor­tel, Eugène Guille­vic, André Fré­naud, Jean Fol­lain, Jean Tar­dieu, Jacques Dupin… etc. Ces poètes du lieu pri­vi­lé­gient dans leurs créa­tions les sen­ti­ments et les sou­ve­nirs de l’Origine. Pour quelques-uns, il s’agit d’un lieu dou­lou­reux, car c’est aussi un peu la crête d’un équi­libre perdu, l’exil, la marge, l’abîme, comme pour Rim­baud. Ce lieu est par­fois la lisière, la fron­tière. 

Pour d’autres, comme dans le cas de Phi­lippe Jac­cot­tet, la poé­sie se trouve dans le pas­sage de l’incertitude, de l’hésitation, dans le lieu même des pas éga­rés, du mys­tère, ce lieu où l’ici se dépose sur le là-bas. Pour Jac­cot­tet, la pré­po­si­tion sym­bo­lique est la pré­po­si­tion “entre”, le poète ne figure pas les choses mais il les met entre d’autres choses, l’entre-deux. Par l’écriture, le poète marque un pas­sage, sa poé­sie du lieu fait pas­ser. 
Le lieu de la poé­sie naît dans le corps, dans les pre­mières ques­tions posées au corps (Qui suis-je ?). Cette inter­ro­ga­tion est une inter­ro­ga­tion sur l’identité du lieu (Où suis-je ?) Une seule et même ques­tion. Qui vise le lieu-sujet. Le corps, le lieu, ils sont le nou­vel hori­zon et le salut du dis­cours, écrit ainsi Bon­ne­foy. Le lieu du dehors et du dedans, plaine-colline-montagne-mélancolie-tristesse-souffrance-joie-bonheur infini, le locus du voir-sentir-percevoir-savoir-émouvoir-pouvoir, le locus du sens de naître, exis­ter, mou­rir, renaître, le locus de la vie, remo­delé par les oracles de la langue poé­tique.

Pour redé­fi­nir la notion du lieu, l’universitaire et poète Chris­tine Dupouy rend un hom­mage aux poètes mar­quants de la moder­nité fran­çaise, s’appuie sur les livres majeurs de la lit­té­ra­ture contem­po­raine, tels que Le Fleuve caché (1938–1961), La Rose de per­sonne (1963), Retour Amont (1965), L’Arrière-pays (1972), Aro­mates chas­seurs (1975), La semai­son, car­nets (1954–1979), Les Ruines de Paris (1985), Le Sens de la marche (1990), Cahier de ver­dure (1990)… etc. 
Pour res­sus­ci­ter le temps, peut-être n’est-il besoin que de se dépla­cer quelque peu dans l’espace. C’est en tout cas ce que paraissent nous dire les poètes, tant dans une pers­pec­tive régres­sive de retour au pays natal ou à un passé immé­mo­rial que dans une logique pro­gres­siste de retour amont, où comme en ana­lyse, si l’on cherche à gagner la source, c’est mieux s’élancer vers le futur, écrit-elle.
Dans l’acte d’écrire, dans l’écriture comme acte spi­ri­tuel et phy­sique à la fois (phy­sique au sens de tra­vail manuel, enga­ge­ment phy­sique), les poètes font l’éloge à deux lieux : le lieu de l’esprit, de l’âme, c’est-à-dire celui de la source ins­pi­ra­trice, et le lieu de l’acte d’écrire, le lieu de l’écriture, le tra­vail du corps, car c’est le corps qui écrit : je vis le texte comme un corps, comme la pro­jec­tion d’un corps et de son image, affirme Anne-Marie Albiach. Il faut fixer la plume au bout des doigts, écrit Ponge.

L’ori­gine de la poé­sie est quelque chose de magique qui s’écrit dans et avec le corps. L’écriture ne met pas seule­ment au tra­vail les mots, mais aussi le corps. L’inscription d’une trace est en effet à la fois le deve­nir visible d’un état du corps à tra­vers le mou­ve­ment de la main qui écrit et la mise en forme d’une pen­sée dans des signes ver­baux. L’écriture est en cela une forme d’image : elle se trouve entre corps et mots, comme un pont tendu entre les états pro­fonds du corps et le lan­gage qui le parle.
Puisque le mot “poète” veut dire lit­té­ra­le­ment “fai­seur”, poeta faber, fabri­quant : tout ce qui n’est pas fait, n’existe pas. Pour Bon­ne­foy, le poète est celui qui ramasse et remet ensemble des maté­riaux comme un maçon choi­sit ses pierres et leur donne la forme d’un bâti­ment. Le lieu consti­tue alors la dimen­sion des choses “qui se font”. 
Avec la moder­nité, la Poé­sie com­prend ce phé­no­mène cor­po­rel comme lieu ori­gi­nel de la créa­tion, la créa­tion vue dans et par le monde réel, l’écriture en tant que fruit spi­ri­tuel de l’être au monde. Bon­ne­foy, par exemple, fait l’éloge du pré­sent de la pré­sence et du simple de l’existant, il se méfie des rêves roman­tiques pour se concen­trer sur l’ici et le main­te­nant du lieu, au détri­ment des illu­sions du loin­tain, du là-bas, de l’ailleurs et de l’inconnu. Être dedans, être pré­sent, habi­ter sont les indices de son lieu.
 
Pour reprendre une for­mule de Hei­deg­ger, l’on se ques­tionne : “À quelles condi­tions le monde est-il habi­table poé­ti­que­ment ?” ou encore, pour se sou­ve­nir de Höl­der­lin, l’on se dit que “poé­ti­que­ment l’homme habite cette terre”. Le lieu, c’est le pré­sent, une pré­sence, une vue réelle, un monde en air de terre, d’eau et de chair, un contact réel, ce que Merleau-Ponty nom­mait “la chair du monde”. Notre espace humain, per­son­nel, est notre rap­port à la pré­sence. Le loin­tain est un ici, un main­te­nant dans le lieu du temps. La poé­sie veut essayer de conte­nir le monde, de le réflé­chir dans les images de ses paroles, là où les vers deviennent des formes de relief (celles du pas et du cœur), la poé­sie du lieu incarne, rem­plit d’images char­nelles le monde.

Cher­cher, trou­ver et nom­mer le lieu signi­fie déjà conqué­rir son pre­mier sens. Celui d’un mor­ceau d’univers habité, habi­tant le grand uni­vers. À celui-ci s’ajoute la quête méta­phy­sique du pay­sage humain sur le plan de l’ontologie. Il y a pas­sage du sens du lieu réfé­ren­tiel, comme loca­li­sa­tion du vécu, au sens du lieu, comme signi­fi­ca­tion du vécu. Ces deux sens se rejoignent dans l’univers poé­tique d’Yves Bon­ne­foy, une telle cor­res­pon­dance impor­tante lie, chez Paul Celan, le mot “lieu” au mot “sens” : le lieu devient un sens de vie qui pénètre et assume tout. La poé­sie du sens du lieu est une poé­sie iti­né­rante, géo­gra­phi­que­ment liée au devenu de l’être poé­tique. Le che­mi­ne­ment onto­lo­gique, ini­tia­tique, ne peut être séparé du par­cours socio­géo­gra­phique.
Une étude fas­ci­nante, minu­tieuse, rigou­reu­se­ment appli­quée à nos plus rares besoins d’informations, un ouvrage qui réunit à la fois plu­sieurs talents de Chris­tine Dupouy : celui de péda­gogue, cri­tique lit­té­raire, her­mé­neute, lin­guiste, poète et lec­teur de la phi­lo­so­phie du monde. Son œuvre témoigne d’une culture vaste et d’un amour infini pour la poésie.

En écri­vant sur la notion du lieu dans la poé­sie fran­çaise moderne et contem­po­raine, et sur les terres-territoires d’histoire de l’humanité, Chris­tine Dupouy nous pro­pose, à tra­vers des pages de psy­cha­na­lyse tex­tuelle, les struc­tures de l’imaginaire dans la notion du lieu, notion étroi­te­ment asso­ciée et liée à celle du temps et de l’espace inté­rieurs, vécus. Au-delà d’un grand tra­vail de théo­ri­cien, his­to­rien et sty­liste lit­té­raire, chaque ren­contre de l’auteur avec le poète choisi pour démons­tra­tion, donne nais­sance à un exer­cice de fidé­lité et d’admiration émue. Un lan­gage miroi­tant, qui explique la poé­sie du lieu sans l’enfermer dans des syn­tagmes figés, ultimes, mais plu­tôt dans des com­men­taires ouverts, pre­miers, ful­mi­nants, que l’essence même du texte favo­rise. Inter­pré­ter c’est-à-dire conti­nuer à pen­ser la pen­sée du poète, aller jusqu’à démon­trer l’origine et l’évolution des mots-sentiments, tra­vailler le conscient et l’inconscient d’un auteur par des ques­tions qui visent le centre, l’équilibre, l’harmonie, le bon­heur, le sacré, le mal, la souf­france, ce n’est pas un simple devoir d’exégète, c’est la preuve d’un talent inouï.

NOTES
1 - Anne Mor­tal, Acta Fabula, juin-juillet 2006, vol. 7, n° 3
2 - Phi­lippe Jac­cot­tet, Airs, Gal­li­mard, 1967
3 - Yves Bon­ne­foy, L’improbable et autres essais, Gal­li­mard, 1992

NdR - Le livre de Chris­tine Dupouy est publié par les édi­tions RODOPI, spé­cia­li­sées depuis 40 ans dans les ouvrages consa­crés aux recherches uni­ve­si­taires les plus poin­tues, cou­vrant de vastes domaines. Les titres sont prin­ci­pa­le­ment publiés en anglais, mais l’allemand, le fran­çais et l’espagnol sont aussi des langues en usage chez cet édi­teur réso­lu­ment “mul­ti­con­ti­nen­tal” puisqu’il dis­pose d’un bureau à Amster­dam et à New York. Pour plus d’informations, visi­tez le site des édi­tions RODOPI (en anglais). 

Rodica Dra­ghin­cescu

   
 

Chris­tine Dupouy, La Ques­tion du lieu en poé­sie du sur­réa­lisme jusqu’à nos jours (pré­face de Michel Col­lot), édi­tions RODOPI coll. “Faux titre”, jan­vier 2006, 306 p. — 60,00 €.

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