Le chant pour Marie ou le seul livre
De Baudry, nul lecteur – ou peu – ne pouvait attendre un tel livre. Peu à peu l’homme n’y a plus de nom, il n’est que des déclinaisons au moment où l’amour à la fois le prend et d’une certaine manière le rend inconsolable au moment où l’auteur arrivait dans la maturité avancée. Le livre se clôt lorsque l’auteur a 75 ans soit une dizaine d’années après la rencontre de celle qui voulait inscrire leur amour dans la durée. On sent que tout n’est pas simple de prime abord pour l’auteur et le mérite de son livre est de sortir l’amour de la béatitude sans pour autant le cribler de détails qui pourraient le dissoudre.
Mais l’humain trop humain est là. Presque ridicule parfois au moment où des êtres déjà âgés se trouvent soumis à des réactions enfantines d’amoureux jaloux et quasi transis dans le haut voltage interdit à ceux qui n’étaient plus habitués à un tel sort amoureux et la peste qui le finit. Paradoxalement, à mesure que l’hommage avance dans le texte (qui prit corps quelques semaines avant la disparition de l’aimée), le « je » prend l’eau en chevauchant les souvenirs. L’accumulation des leurs détails inscrit l’archéologie et l’anthropologie d’une mort annoncée. De quelque côté que les aimants se tournent, d’un voyage à l’autre, d’une galerie à l’autre, une longue et sombre coulée glisse en une sorte de mirage d’union à répétition. Restent les rehauts assourdis d’un monde que les êtres humains subissent. Si bien que le texte devient à sa manière un texte militant pour le seul sujet digne d’intérêt : l’amour.
Certes, il se nourrit ici d’art et de littérature. Mais p. 164 Baudry éprouve le besoin essentiel de dresser la carte du tendre et du non tendre, de l’amour propre qui s’oppose au propre de l’amour. Tout le reste du livre devient la mise en situation de ce tableau de la manière la plus intelligente où le merveilleux est grevé de la perte irrémédiable. La reconstruction crée par le souvenir un imaginaire d’alarme mais sans appuyer sur le dramatique.
Baudry suggère en un pouvoir de représentation une remise en cause de ce qui disparaît ou a déjà disparu dans une rhétorique de l’effondrement même au milieu des cimes de la passion.
Chaque page reste néanmoins le lever du monde disparu. Demeure un précipité là où jadis existait une prolifération de possibles. La « fiction » des images du passé offre ainsi plus que des hypothèses sur ce qui était en train d’arriver, d’apparaître. De très longues lignes traversent les amours défuntes, captent leur énergie. Parfois, les arbres volent, la pluie du monde s’échappe, poussent les pensées là où un Picasso rappelle les chaleurs du corps qui tombaient face à un ciel rouge sur la Tamise près de la Tate Gallery.
La reprise des apparitions et des effacements, de leurs montées et de leurs descentes produit une sensation d’infini. Comme si un long rideau se déroulait dans le blanc du vide. La composition minutieuse de ces instants inclut les nombreuses formes de cette réduction : le point, le trait, l’éclair, la lettre, le mot, la rature, le pas, le nid, la main, le sexe, le miroir. Celui de la mort, celui de l’amour.
jean-paul gavard-perret
Jean-Louis Baudry, Les Corps vulnérables, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2017, 1250 p. — 39,00 €.