Jean-Louis Baudry, Les Corps vulnérables

Le chant pour Marie ou le seul livre

De Bau­dry, nul lec­teur – ou peu – ne pou­vait attendre un tel livre. Peu à peu l’homme n’y a plus de nom, il n’est que des décli­nai­sons au moment où l’amour à la fois le prend et d’une cer­taine manière le rend incon­so­lable au moment où l’auteur arri­vait dans la matu­rité avan­cée. Le livre se clôt lorsque l’auteur a 75 ans soit une dizaine d’années après la ren­contre de celle qui vou­lait ins­crire leur amour dans la durée. On sent que tout n’est pas simple de prime abord pour l’auteur et le mérite de son livre est de sor­tir l’amour de la béa­ti­tude sans pour autant le cri­bler de détails qui pour­raient le dissoudre.

Mais l’humain trop humain est là. Presque ridi­cule par­fois au moment où des êtres déjà âgés se trouvent sou­mis à des réac­tions enfan­tines d’amoureux jaloux et quasi tran­sis dans le haut vol­tage inter­dit à ceux qui n’étaient plus habi­tués à un tel sort amou­reux et la peste qui le finit. Para­doxa­le­ment, à mesure que l’hommage avance dans le texte (qui prit corps quelques semaines avant la dis­pa­ri­tion de l’aimée), le « je » prend l’eau en che­vau­chant les sou­ve­nirs. L’accumulation des leurs détails ins­crit l’archéologie et l’anthropologie d’une mort annon­cée. De quelque côté que les aimants se tournent, d’un voyage à l’autre, d’une gale­rie à l’autre, une longue et sombre cou­lée glisse en une sorte de mirage d’union à répé­ti­tion. Res­tent les rehauts assour­dis d’un monde que les êtres humains subissent. Si bien que le texte devient à sa manière un texte mili­tant pour le seul sujet digne d’intérêt : l’amour.

Certes, il se nour­rit ici d’art et de lit­té­ra­ture. Mais p. 164 Bau­dry éprouve le besoin essen­tiel de dres­ser la carte du tendre et du non tendre, de l’amour propre qui s’oppose au propre de l’amour. Tout le reste du livre devient la mise en situa­tion de ce tableau de la manière la plus intel­li­gente où le mer­veilleux est grevé de la perte irré­mé­diable. La recons­truc­tion crée par le sou­ve­nir un ima­gi­naire d’alarme mais sans appuyer sur le dra­ma­tique.
Bau­dry sug­gère en un pou­voir de repré­sen­ta­tion une remise en cause de ce qui dis­pa­raît ou a déjà dis­paru dans une rhé­to­rique de l’effondrement même au milieu des cimes de la passion.

Chaque page reste néan­moins le lever du monde dis­paru. Demeure un pré­ci­pité là où jadis exis­tait une pro­li­fé­ra­tion de pos­sibles.  La « fic­tion » des images du passé offre ainsi plus que des hypo­thèses sur ce qui était en train d’arriver, d’apparaître. De très longues lignes tra­versent les amours défuntes, captent leur éner­gie. Par­fois, les arbres volent, la pluie du monde s’échappe, poussent les pen­sées là où un Picasso rap­pelle les cha­leurs du corps qui tom­baient face à un ciel rouge sur la Tamise près de la Tate Gal­lery.
La reprise des appa­ri­tions et des effa­ce­ments, de leurs mon­tées et de leurs des­centes pro­duit une sen­sa­tion d’infini. Comme si un long rideau se dérou­lait dans le blanc du vide. La com­po­si­tion minu­tieuse de ces ins­tants inclut les nom­breuses formes de cette réduc­tion : le point, le trait, l’éclair, la lettre, le mot, la rature, le pas, le nid, la main, le sexe, le miroir. Celui de la mort, celui de l’amour.

jean-paul gavard-perret

Jean-Louis Bau­dry, Les Corps vul­né­rables, L’Atelier Contem­po­rain, Stras­bourg, 2017, 1250 p. — 39,00 €.

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