Boualem Sansal, Rue Darwin

L’épo­pée des origines

 

Va, retourne à la rue Dar­win.” Le Bel­court popu­laire. Le “Babel des temps modernes — qui — marche à la fatwa des fouet­tards d’Allah.” Lieu de l’enfance et de l’adolescence où l’Islam “règne –désor­mais– en maître jaloux.

Rue Dar­win. Quar­tier où est enfoui des sou­ve­nirs. Des images. Des peines. Des regrets. Des joies. Des silences pesants. Et par des­sus tout, un secret à la fois incroyable et bou­le­ver­sant qui ne sera révélé qu’après la mort de la mère, cette femme qui fut l’unique point d’attache à Alger de Yazid dit Yaz, le personnage-narrateur du der­nier roman de l’écrivain algé­rien, Boua­lem San­sal.
Et voilà les enfants, à l’exception de Hédi, le der­nier qui a sacri­fié sa vie pour le Jihad, réunis dans un hôpi­tal pari­sien autour du corps de la mère bien-aimée, cette femme silen­cieuse et énig­ma­tique dont la mort est un élé­ment à la fois libé­ra­teur et déclen­cheur d’une série d’évènements qui, de rebon­dis­se­ments en rebon­dis­se­ments vont pro­je­ter Yaz dans les méandres d’une His­toire per­son­nelle, fami­liale et natio­nale qui ne lui sera révé­lée dans sa réa­lité à la fois belle, triste, gran­diose et cruelle qu’au terme d’un périple iden­ti­taire douloureux !

Et au moment où la mère rend l’âme, une voix mys­té­rieuse inves­tit Yaz d’une mis­sion éprou­vante ! Et pour­tant ô com­bien libé­ra­trice et rédemp­trice !
Va, retourne à la rue Dar­win”, ordonne t-elle à cet homme qui a passé sa vie à enfouir dans les fins fonds de son sub­cons­cient une his­toire de vie qui semble sor­tir tout droit d’un ima­gi­naire en délire. Une his­toire hors du réel située dans un monde où les filia­tions se brouillent et nous embrouillent. Et où l’incertitude des ori­gines est vécue comme une fata­lité. Un monde où tout se tait et où le men­songe et les faux-semblants se vivent sur le mode de cela va de soit.
Dès son retour à Alger, Yaz, “l’enfant du néant et de la trom­pe­rie” va enfin oser faire face à la Vérité que sa mère a, pen­dant de très longues années, tenue dans le secret le plus total. Pour déter­rer ce secret des ori­gines ense­veli dans la terre des men­songes, il va cher­cher. Creu­ser. Fouiller. Et Faire appel à ses sou­ve­nirs. C’est ainsi qu’il nous entraîne au coeur de son pèle­ri­nage à Rue Dar­win. Ce lieu –mémoire où il passe une semaine sainte.
Et lors de cette visite ini­tia­tique, il revient sur les traces de son enfance et de son ado­les­cence. Réveille des dou­leurs archaïques. Fait face à ses démons. Déterre les morts. Brise le silence. Donne la parole aux vivants…
Son objec­tif ? Tordre le coup à ce sen­ti­ment d’illégitimité et de honte qui ne cesse d’étreindre son coeur par la faute de ce mys­tère qui plane sur sa filia­tion et son identité.

Mais avant de décou­vrir la Vérité sur sa nais­sance, Yaz nous pro­pulse dans le monde de sa défunte grand-mère, Lala Sadia, riche pro­prié­taire de biens, puis­sante, géné­reuse, vénéré, res­pec­tée… A la mort de son fils unique, dans un acci­dent de voi­ture, Djeda qui a bâti son règne sur le com­merce, la diplo­ma­tie et la pros­ti­tu­tion décide de faire de Yaz l’héritier direct de l’empire des Kadri.
A ce stade de l’histoire, l’identité des parents bio­lo­giques de Yaz est incon­nue et ne fait l’objet d’aucun ques­tion­ne­ment par le personnage-narrateur qui n’est alors qu’un enfant. Et d’ailleurs, qui dans la grande mai­son aurait osé abor­der ce sujet en pré­sence de Djeda ? Per­sonne ! Car toutes les femmes et tous les enfants, cette huma­nité orphe­line qui végètent dans cet uni­vers truffé de secrets chu­cho­tés dès que Lala Sadia avait le dos tourné, étaient sous le pou­voir sans limites de cette femme que tout le monde crai­gnait. A l’exception des quelques femmes qui lui tenaient tête et osaient bra­ver son auto­rité en dis­pa­rais­sant dans la nature. Karima, l’épouse du fils décédé et Fer­roudja ‚la pros­ti­tuée qui tra­vaille au bor­del de Djeda ont dis­paru sans lais­ser de traces. Et mal­gré les recherches inten­sives ordon­nées par Lala Sadia, nul ne par­vint à les retrou­ver.
Cepen­dant, quelques années plus tard, ces deux femmes vont resur­gir et vont jouer un rôle impor­tant dans le dénoue­ment de l’histoire des ori­gines cachées de Yaz.

En atten­dant, les souf­frances, les dis­pa­ri­tions, les départs, les morts rythment les jour­nées des occu­pants de cette micro société que Djeda conti­nue à diri­ger avec auto­rité et sans par­tage.
C’est en 1957, à l’âge de huit ans que Yaz arrive à Alger, à la Rue Dar­win, dans le quar­tier de Bel­court, à quelques mètres de la mai­son où a vécu Albert Camus. Kid­nappé par une femme incon­nue, cet “héri­tier direct — qui a — renié les siens — et qui a pré­féré le men­songe, la misère et la soli­tude — au détri­ment de — la vérité, la for­tune et le res­pect de son clan” se laisse conduire vers celle qui s’identifie comme sa mère.
Le personnage-narrateur a-t-il enfin résolu le mys­tère de sa nais­sance ? Celle qui pré­tend être sa mère, révèlera-t-elle le nom de son père bio­lo­gique ? Et si fina­le­ment cette femme n’était pas sa vraie mère ? Mais qui est donc la géni­trice de Yaz ? Karima ? Far­roudja ? Une femme du bor­del qui a vécu sous le contrôle et l’autorité de Lala Sadia ?

Et pen­dant que la ques­tion des ori­gines reste posée, une vérité s’impose à Yaz qui à son tour nous la révèle sous le ton de la confi­dence : “Je n’ignore pas seule­ment mes ori­gines […], mais aussi quel monde est ma terre et quelle véri­table his­toire a nourri mon esprit”, avoue-t-il.
Guidé par un sen­ti­ment de non appar­te­nance à la terre qui l’a vu naître et gran­dir, Yaz se met à racon­ter son pays. A revi­si­ter son his­toire. Et à inter­ro­ger ses tra­vers. C’est ainsi qu’il émerge comme un pré­cieux témoin d’une mul­ti­tude d’évènements sur les­quels il pose un regard à la fois sombre et empreint de tris­tesse. Enfant de toutes les guerres : celle d’Algérie, celle des fron­tières, la “sale guerre depuis 1991, la guerre contre les pauvres dans le cadre de la poli­tique de débi­don­vi­li­sa­tion”, Yaz assiste impuis­sant aux chan­ge­ments qui s’opérèrent au plus pro­fond des entrailles de cette terre où le mal “porte un tur­ban et un blou­son noir et signe son nom à l’envers.

Et au cours de son exa­men iden­ti­taire, Yaz pro­fite de son séjour pari­sien pour retrou­ver Daoud, cet autre enfant du pha­lan­stère que Djéda avait envoyé à l’étranger pour des soins. Ce qu’il apprend au sujet de cet homme rebap­tisé David en hom­mage à Anas Vérus, juif errant qui sym­bo­lise le des­tin du peuple juif le laisse pan­tois et vient éclai­rer une par­celle du mys­tère de son appar­te­nance fami­liale. Cette décou­verte inopi­née four­nira l’occasion au nar­ra­teur d’évoquer la com­mu­nauté israé­lite d’Alger repré­senté par Rab­bin Simon, son voi­sin de la Rue Dar­win et un pan de l’histoire de France et des Juifs. C’est ainsi qu’il fait réfé­rence à la période de l’occupation, des Nazis, de l’extermination des Juifs d’Europe, des camps de concen­tra­tion et bien d’autres aspects qui enri­chissent la dimen­sion his­to­rique qui ali­ment l’histoire racon­tée dans le roman.

De décou­verte en décou­verte, Yaz va par­ve­nir à ras­sem­bler les pièces man­quantes à son puzzle iden­ti­taire et accé­der à la Vérité. Bou­le­versé par son his­toire de vie, il décide alors de par­tir loin de ce pays où il n’a pas de place. “Me voilà arrivé au bout de ma route. Je vais main­te­nant par­tir, chan­ger de pays, et apprendre à vivre hors des conven­tions et des pactes…”, confie-t-il à la fin de sa triste his­toire.
Déplacé. Rejeté. Meur­tri, Yaz est sur le point de par­tir. Il s’apprête à s’exiler loin de ce monde jadis peu­plé de figures fémi­nines fortes, assoif­fées de pou­voir, belles, farouches, tendres, rebelles, sou­mises et affec­tueuses qui font et défont les des­ti­nées. Des femmes bles­sées dans leurs entrailles qui se vengent de la vie, de ses injus­tices et de ses coups bas. Lala Sadia, la grand-mère aux pou­voirs sur­hu­mains morte dans des condi­tions sus­pectes . Karima, la belle-fille qui aime Yaz comme son propre fils. Faïza, l’orpheline de la grande mai­son qui a pris la relève de Djéda. Far­roudja qui joue le rôle d’une “vraie maman de secours.” Et toutes ces femmes qui ont peu­plé la mai­son de Djéda et le bor­del sont au cœur de ce roman où l’histoire per­son­nelle se mêle à l’histoire natio­nale dans une société où “men­tir, tra­ves­tir, arran­ger” sont les trois clés de la bien­séance et du bonheur.

Lire Rue Dar­win est un véri­table plai­sir voire une par­tie de jouis­sance intel­lec­tuelle. Au fur et à mesure que le nar­ra­teur avance dans l’élucidation du mys­tère de sa nais­sance, il capte toute notre atten­tion nous inci­tant à aller jusqu’au bout de cette his­toire qui prend l’allure d’un conte où la Vérité finit par triom­pher sur le men­songe, le déni et l’omerta.
Tout au long du récit, le personnage-narrateur émerge comme un témoin de plu­sieurs mondes. En effet, Yaz incarne le rôle d’une mémoire qui se réveille d’une amné­sie de plu­sieurs années pour se sou­ve­nir des his­toires d’un passé dou­lou­reux et d’un pré­sent trop sou­vent encom­brant…
Rue Dar­win confirme bien le talent lit­té­raire de Boua­lem San­sal, l’auteur d’un roman où l’écriture de l’aveu et de la confes­sion confère à l’histoire une dimen­sion humaine qui pour­rait nous inci­ter à nous ques­tion­ner sur le monde qui nous entoure, sur le passé et le pré­sent afin de mieux appré­hen­der l’a-venir.

Biblio­gra­phie -
-  Le vil­lage de l’Allemand ou Le jour­nal des frères Schil­ler, Gal­li­mard, 2008
-  Petit éloge de la mémoire, Gal­li­mard, 2007
-  Poste res­tante : Alger, Gal­li­mard, 2006
-  Har­raga, Gal­li­mard, 2005
-  Jour­nal intime et poli­tique : Algé­rie, 40 ans après, Aube, 2003
-  Dis-moi le para­dis,Gal­li­mard, 2003
-  L’enfant fou de l’arbre creux, Gal­li­mard, 2000 (Prix Michel Dard)
-  Le ser­ment des bar­bares, Gal­li­mard, 1999 (Prix du Pre­mier Roman, Prix Tro­piques de l’Agence Fran­çaise du Déve­lop­pe­ment, Bourse Thyde Monnier)

nadia agsous

   
 

Boua­lem San­sal, Rue Dar­win, coll. “Blanche”, Gal­li­mard, août 2011, 255 p.- 17,50 €

 
     

 

 

 

 

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