Pour l’amour de l’art, de la poésie et de la littérature : entretien avec Maria Desmée (“ Paris, New York, Cleveland”)

Peintre et poé­tesse, Maria Des­mée fonda la revue “Sapri­phage”. Son tra­vail de peintre s’impose peu à peu et l’artiste ne cesse de défendre et « illus­trer » bien des auteurs. Par tout son tra­vail elle apprend à regar­der, voir et lire le monde. Son abs­trac­tion crée des sortes d’hallucinations où néan­moins l’existence se fau­file. De tels tra­vaux témoignent d’une réflexion plas­tique et poé­tique rebelle aux sys­tèmes. Existe tou­jours quelque chose de caché et de visible. Sty­li­sant le monde, Maria Des­mée semble s’en écar­ter pour mieux y entrer afin d’équilibrer ce qui ne demande qu’à tom­ber. Elle invente chaque fois une issue, un déblo­cage qui apprendre à vivre avec l’espace qu’il soit celui du poème ou de l’image.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La vie, l’envie, le désir — en un mot : vivre.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
D’une cer­taine façon, je suis tou­jours res­tée dans, ou avec mes rêves d’enfant et je n’ai pas envie d’en sor­tir, même si la vie m’a obligé par­fois à prendre des che­mins dont je ne vou­lais pas, je suis tou­jours reve­nue à mes rêves, à mes rêves d’enfant.

A quoi avez-vous renoncé ?
Je ne sais pas si j’ai renoncé, peut-être que le mot renon­cer ne convient pas. Je ne me suis peut-être pas donné les moyens néces­saires pour autre chose, il fau­drait une deuxième vie pour cela : voya­ger et apprendre plu­sieurs langues. En même temps les choix que j’ai faits m’ont beau­coup apporté et je n’ai pas de regrets.

D’où venez-vous ?
D’où je viens ? Ques­tion dif­fi­cile, cer­tai­ne­ment parce qu’elle nous enferme dans des éti­quettes, des clas­si­fi­ca­tions des caté­go­ries. Géné­ra­le­ment, la réponse est d’ordre géo­gra­phique et cultu­rel, mais on vient d’abord de ses parents qui vous lèguent un patri­moine géné­tique et vous donnent une édu­ca­tion. Les miens m’ont donné des valeurs liées au tra­vail, à la dignité, à la loyauté et à la force de l’amitié et de l’amour. Je ne suis pas atta­chée à un lieu géo­gra­phique, le lieu géo­gra­phique est impor­tant par rap­port à ce que l’on vit et ce que l’on construit. Il peut se dépla­cer tout au long de notre vie. Je suis née en Rou­ma­nie, où j’ai fait mes études et j’ai ensei­gné quelques années. Je l’ai quit­tée dès que j’ai pu pour vivres mes rêves d’enfant.

Qu’avez-vous reçu en héri­tage ?
Cela rejoint la réponse pré­cé­dente. On vient d’un lieu que l’on n’a pas choisi, mais on vient d’une culture que l’on a choi­sie. En ce qui me concerne, mon « héri­tage » est lié au désir de s’accomplir, de deve­nir, de créer, et la lit­té­ra­ture et l’art au-delà du plai­sir qu’ils pro­curent nous per­mettent de nous construire, d’avancer par petits pas et par­fois avec des longues attentes.

 Un petit plai­sir quo­ti­dien ou non ?
Pas­ser plus de temps avec mes amis, avec des êtres que j’aime. Au quo­ti­dien je ne sais pas, ça veut dire que je me contente de ce que j’ai.

Qu’est que vous dis­tingue des autres peintres et poètes ?
Je ne sais pas ce qui me dis­tingue des autres, peut-être qu’ils le savent. Je ne parle pas assez de ce que je fais en pen­sant que le tra­vail que je fais doit par­ler pour moi. J’ai cer­tai­ne­ment tort.

Com­ment définissez-vous votre manière d’aborder le rap­port entre mot et image ?
Le mot, comme l’image relèvent pour moi de ce qu’ils déclenchent der­rière la rétine, l’univers qu’ils ouvrent dans notre cer­veau. Le mot comme l’image sont des abs­trac­tions, mais ce qu’ils dénomment ou donnent à voir sont des choses concrètes. Sou­vent le mot et l’image se croisent, le mot ren­voie à l’image et l’image aux mots. C’est pour­quoi la poé­sie et la pein­ture relèvent d’une même façon d’élaboration (pour ne pas dire d’un même méca­nisme), il y a une méta­phore dans cha­cune, c’est juste le maté­riau qui change. Dans la poé­sie, comme dans la pein­ture, il y a une colonne ver­té­brale, la ver­ti­ca­lité, et cette ver­ti­ca­lité c’est l’humain.

Quelle fut l’image pre­mière qu’esthétiquement vous inter­pella ? Et votre pre­mière lec­ture ?
Il y en a eu plu­sieurs, il faut pou­voir s’en sou­ve­nir sur­tout que cela remonte à l’enfance.
Il y eut d’abord la force et la beauté de la nature. Comme je suis née à l’Est de l’Europe et à l’Ouest d’une mer qui est la Mer Noire, où mes parents m’emmenaient en vacances, ce fut d’abord l’image d’un soleil qui sort de la mer pour enflam­mer petit à petit l’horizon. J’étais petite vers 4–5 ans, mes parents m’ont réveillée un matin de bon­heur pour que je puisse contem­pler cette mer­veille, qui est res­tée gra­vée dans ma mémoire. Plus tard je contem­plais les cou­chers du soleil, dans la ville où j’habitais et cette fas­ci­na­tion pour le cou­cher du soleil je l’ai encore : ce rouge sang qui déchire un bleu cyan avec des trai­nées par­fois lai­teuses, par­fois fuli­gi­neuses. D’ailleurs, je regarde tou­jours le cou­cher du soleil.
Vers l’adolescence j’ai décou­vert la pein­ture de « l’occident » que je ne pou­vais pas voir en expo­si­tions car le pays était pauvre et ne pou­vait pas s’offrir les moyens des expo­si­tions de pres­tige, mais on ache­tait des livres d’art, et un des pre­miers qui m’a inter­pel­lée, ce fut Odi­lon Redon. Il y avait du poé­tique et du nar­ra­tif à la fois, l’espace du rêve. Mais c’est plus tard à Paris que j’ai véri­ta­ble­ment ren­con­tré les peintres de la moder­nité qui m’ont mar­quée.
Quant aux lec­tures, c’est comme pour l’image, un peu le hasard de la ren­contre et le moment où notre sen­si­bi­lité est apte à cap­ter cette ren­contre. Par ordre chro­no­lo­gique, celle qui me bou­le­versa fut Kafka, mais esthé­ti­que­ment par­lant ce fut Proust, deux écri­vains assez éloi­gnés l’un de l’autre. Ensuite d’autres choix ont se sont impo­sés. J’étais une dévo­reuse de livres, soif de connaître, de s’interroger, d’analyser. Pour­tant c’est la poé­sie qui m’accompagne depuis mon enfance, et je lui reste fidèle, c’est elle qui m’apporte le plus.

Quelle musique écoutez-vous ?
Depuis un bon nombre d’année, c’est ce qu’on appelle la musique clas­sique qui satis­fait ma sen­si­bi­lité, et le jazz. Mes choix de cœur : Bartók, Ravel, Debussy, Satie, Stra­vinski, Ives, mais aussi Bou­lez, Berio, Stock­hau­sen, on ne peut pas tous les citer. Il y a dans la musique quelque chose qui fait pen­ser à la pein­ture et à la poé­sie aussi. Comme quelque chose de très pro­fond qui fait surface.

Quel est le livre que vous aime­rez relire ?
Je pense que je vais plu­tôt essayer de lire ce que je n’ai pas encore lu, mais il m’est déjà arrivé de relire « Crime et châ­ti­ment » et « Cent ans de soli­tude ». L’envie ne se pro­gramme pas, elle arrive comme une évidence.

Quel film vous fait pleu­rer ?
D’une façon géné­rale, je peux être faci­le­ment émue aux larmes. Les films sur l’injustice des hommes et de l’histoire, le déca­lage entre l’histoire per­son­nelle et le degré d’évolution de la société. Mais il y a aussi des films dont l’esthétique, la sub­ti­lité et la beauté peuvent m’émouvoir jusqu’aux larmes. « Bag­dad Café » m’a laissé ce souvenir,

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je me suis habi­tuée à mon image, j’aurai aimé qu’elle soit plus belle. Il m’arrive quelques fois de ne pas la voir, mon regard est cer­tai­ne­ment pré­oc­cupé de cher­cher ou de trou­ver à l’intérieur plus qu’à l’extérieur. Ça m’inquiéterait beau­coup si elle disparaissait.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A ceux dont je ne connais pas l’adresse.

Quelle ville ou livre a pour vous valeur de mythe ?
Lorsque j’étais jeune et assez loin de la France, la ville mythique était Paris. Main­te­nant que je fré­quente Paris régu­liè­re­ment, même si je n’y habite pas, la ville qui a valeur de mythe et se pro­file comme celle de tous les pos­sibles, sur­tout pour un peintre, est pour moi New York. C’est peut-être faux, mais le mythe entre­tient l’illusion et l’envie. La ville mythique est celle que l’on ne connaît pas encore, où on n’a pas encore vécu.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez proche ?
Il y a des écri­vains et des artistes dont j’admire l’œuvre et cette proxi­mité existe par le biais de leur tra­vail. Mais il y a des écri­vains dont j’admire à la fois l’œuvre et les qua­li­tés humaines. Cer­tains sont deve­nus des amis. Les livres d’artiste que je fais sont por­tés par l’amitié. J’ai une grande admi­ra­tion et ten­dresse pour Ber­nard Noël, qui sait cap­ter l’essentiel. J’ai vécu une belle expé­rience quand il est venu dans mon ate­lier me voir peindre, pour écrire ensuite le livre « Roman sans angles ou l’atelier de Maria Des­mée » paru en 2004. Des moments forts d’intimité de l’acte de peindre, qui m’ont éga­le­ment per­mis de mieux me connaître. Son œuvre m’a beau­coup nour­rie par sa pro­fon­deur et rigueur.
Les artistes dont je me sens proche sur le plan de la pein­ture dans le sens que je me recon­nais dans leur approche, sont d’abord les artistes que j’ai décou­vert en France (Miotte, Jen­kins, De Koo­ning Zao Wou-Ki). J’aime beau­coup la démarche de Fabienne Ver­dier, dont je per­çois la liberté d’une ges­tuelle très maî­tri­sée.
Mais avec les artistes de ma géné­ra­tion, que je croise de temps en temps, je ne sais pas pour­quoi, il ne s’est pas éta­bli une rela­tion assez forte comme celle que j’ai avec les poètes. Il y a bien sûr la contrainte du métier, être phy­si­que­ment du matin au soir dans son ate­lier.
Cer­tai­ne­ment la rela­tion poésie-peinture, dans sa com­plé­men­ta­rité, nous rap­proche davantage.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Une belle expo­si­tion rétros­pec­tive, voir réunies les toiles de grand for­mat, ce qui rem­pla­cera le voyage dont je rêve. Mais après tout la pein­ture n’est-elle pas le moyen de voyager ?

Que défendez-vous ?
La liberté. La liberté d’être et impli­ci­te­ment le res­pect de l’humain quel qu’il soit, où qu’il soit. La liberté de créer.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
La phrase de Lacan donne à réflé­chir. La ques­tion de l’amour est com­plexe. Est-ce bien de « don­ner à [ce] quelqu’un » dont il s’agit, ou plu­tôt de rece­voir de ce quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas ? Nous vou­lons tous être aimés et la for­mule de R. Barthes : « Aimez-moi » me parait peut-être plus juste. Mais sait-on ce qu’est l’amour ? Nous le cher­chons toute notre vie, et si cette recherche est si indis­pen­sable, c’est peut-être qu’il est l’énergie vitale, celle qui nous empêche de mourir.

Que pensez-vous de celle de W. Allen :“La réponse est oui mais quelle était la ques­tion” ?
J’aime l’humour de W.Allen, qui prend en déri­sion notre société. Faut-il s’intéresser à la ques­tion puisqu’on a la réponse ? Que dire de l’importance de la ques­tion qui n’a pas besoin de réponse ? Cela nous amène à votre der­nière question.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Celle-ci, et la réponse est « oui ».

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 26 juillet 2017.

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