Peintre et poétesse, Maria Desmée fonda la revue “Sapriphage”. Son travail de peintre s’impose peu à peu et l’artiste ne cesse de défendre et « illustrer » bien des auteurs. Par tout son travail elle apprend à regarder, voir et lire le monde. Son abstraction crée des sortes d’hallucinations où néanmoins l’existence se faufile. De tels travaux témoignent d’une réflexion plastique et poétique rebelle aux systèmes. Existe toujours quelque chose de caché et de visible. Stylisant le monde, Maria Desmée semble s’en écarter pour mieux y entrer afin d’équilibrer ce qui ne demande qu’à tomber. Elle invente chaque fois une issue, un déblocage qui apprendre à vivre avec l’espace qu’il soit celui du poème ou de l’image.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La vie, l’envie, le désir — en un mot : vivre.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
D’une certaine façon, je suis toujours restée dans, ou avec mes rêves d’enfant et je n’ai pas envie d’en sortir, même si la vie m’a obligé parfois à prendre des chemins dont je ne voulais pas, je suis toujours revenue à mes rêves, à mes rêves d’enfant.
A quoi avez-vous renoncé ?
Je ne sais pas si j’ai renoncé, peut-être que le mot renoncer ne convient pas. Je ne me suis peut-être pas donné les moyens nécessaires pour autre chose, il faudrait une deuxième vie pour cela : voyager et apprendre plusieurs langues. En même temps les choix que j’ai faits m’ont beaucoup apporté et je n’ai pas de regrets.
D’où venez-vous ?
D’où je viens ? Question difficile, certainement parce qu’elle nous enferme dans des étiquettes, des classifications des catégories. Généralement, la réponse est d’ordre géographique et culturel, mais on vient d’abord de ses parents qui vous lèguent un patrimoine génétique et vous donnent une éducation. Les miens m’ont donné des valeurs liées au travail, à la dignité, à la loyauté et à la force de l’amitié et de l’amour. Je ne suis pas attachée à un lieu géographique, le lieu géographique est important par rapport à ce que l’on vit et ce que l’on construit. Il peut se déplacer tout au long de notre vie. Je suis née en Roumanie, où j’ai fait mes études et j’ai enseigné quelques années. Je l’ai quittée dès que j’ai pu pour vivres mes rêves d’enfant.
Qu’avez-vous reçu en héritage ?
Cela rejoint la réponse précédente. On vient d’un lieu que l’on n’a pas choisi, mais on vient d’une culture que l’on a choisie. En ce qui me concerne, mon « héritage » est lié au désir de s’accomplir, de devenir, de créer, et la littérature et l’art au-delà du plaisir qu’ils procurent nous permettent de nous construire, d’avancer par petits pas et parfois avec des longues attentes.
Un petit plaisir quotidien ou non ?
Passer plus de temps avec mes amis, avec des êtres que j’aime. Au quotidien je ne sais pas, ça veut dire que je me contente de ce que j’ai.
Qu’est que vous distingue des autres peintres et poètes ?
Je ne sais pas ce qui me distingue des autres, peut-être qu’ils le savent. Je ne parle pas assez de ce que je fais en pensant que le travail que je fais doit parler pour moi. J’ai certainement tort.
Comment définissez-vous votre manière d’aborder le rapport entre mot et image ?
Le mot, comme l’image relèvent pour moi de ce qu’ils déclenchent derrière la rétine, l’univers qu’ils ouvrent dans notre cerveau. Le mot comme l’image sont des abstractions, mais ce qu’ils dénomment ou donnent à voir sont des choses concrètes. Souvent le mot et l’image se croisent, le mot renvoie à l’image et l’image aux mots. C’est pourquoi la poésie et la peinture relèvent d’une même façon d’élaboration (pour ne pas dire d’un même mécanisme), il y a une métaphore dans chacune, c’est juste le matériau qui change. Dans la poésie, comme dans la peinture, il y a une colonne vertébrale, la verticalité, et cette verticalité c’est l’humain.
Quelle fut l’image première qu’esthétiquement vous interpella ? Et votre première lecture ?
Il y en a eu plusieurs, il faut pouvoir s’en souvenir surtout que cela remonte à l’enfance.
Il y eut d’abord la force et la beauté de la nature. Comme je suis née à l’Est de l’Europe et à l’Ouest d’une mer qui est la Mer Noire, où mes parents m’emmenaient en vacances, ce fut d’abord l’image d’un soleil qui sort de la mer pour enflammer petit à petit l’horizon. J’étais petite vers 4–5 ans, mes parents m’ont réveillée un matin de bonheur pour que je puisse contempler cette merveille, qui est restée gravée dans ma mémoire. Plus tard je contemplais les couchers du soleil, dans la ville où j’habitais et cette fascination pour le coucher du soleil je l’ai encore : ce rouge sang qui déchire un bleu cyan avec des trainées parfois laiteuses, parfois fuligineuses. D’ailleurs, je regarde toujours le coucher du soleil.
Vers l’adolescence j’ai découvert la peinture de « l’occident » que je ne pouvais pas voir en expositions car le pays était pauvre et ne pouvait pas s’offrir les moyens des expositions de prestige, mais on achetait des livres d’art, et un des premiers qui m’a interpellée, ce fut Odilon Redon. Il y avait du poétique et du narratif à la fois, l’espace du rêve. Mais c’est plus tard à Paris que j’ai véritablement rencontré les peintres de la modernité qui m’ont marquée.
Quant aux lectures, c’est comme pour l’image, un peu le hasard de la rencontre et le moment où notre sensibilité est apte à capter cette rencontre. Par ordre chronologique, celle qui me bouleversa fut Kafka, mais esthétiquement parlant ce fut Proust, deux écrivains assez éloignés l’un de l’autre. Ensuite d’autres choix ont se sont imposés. J’étais une dévoreuse de livres, soif de connaître, de s’interroger, d’analyser. Pourtant c’est la poésie qui m’accompagne depuis mon enfance, et je lui reste fidèle, c’est elle qui m’apporte le plus.
Quelle musique écoutez-vous ?
Depuis un bon nombre d’année, c’est ce qu’on appelle la musique classique qui satisfait ma sensibilité, et le jazz. Mes choix de cœur : Bartók, Ravel, Debussy, Satie, Stravinski, Ives, mais aussi Boulez, Berio, Stockhausen, on ne peut pas tous les citer. Il y a dans la musique quelque chose qui fait penser à la peinture et à la poésie aussi. Comme quelque chose de très profond qui fait surface.
Quel est le livre que vous aimerez relire ?
Je pense que je vais plutôt essayer de lire ce que je n’ai pas encore lu, mais il m’est déjà arrivé de relire « Crime et châtiment » et « Cent ans de solitude ». L’envie ne se programme pas, elle arrive comme une évidence.
Quel film vous fait pleurer ?
D’une façon générale, je peux être facilement émue aux larmes. Les films sur l’injustice des hommes et de l’histoire, le décalage entre l’histoire personnelle et le degré d’évolution de la société. Mais il y a aussi des films dont l’esthétique, la subtilité et la beauté peuvent m’émouvoir jusqu’aux larmes. « Bagdad Café » m’a laissé ce souvenir,
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je me suis habituée à mon image, j’aurai aimé qu’elle soit plus belle. Il m’arrive quelques fois de ne pas la voir, mon regard est certainement préoccupé de chercher ou de trouver à l’intérieur plus qu’à l’extérieur. Ça m’inquiéterait beaucoup si elle disparaissait.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A ceux dont je ne connais pas l’adresse.
Quelle ville ou livre a pour vous valeur de mythe ?
Lorsque j’étais jeune et assez loin de la France, la ville mythique était Paris. Maintenant que je fréquente Paris régulièrement, même si je n’y habite pas, la ville qui a valeur de mythe et se profile comme celle de tous les possibles, surtout pour un peintre, est pour moi New York. C’est peut-être faux, mais le mythe entretient l’illusion et l’envie. La ville mythique est celle que l’on ne connaît pas encore, où on n’a pas encore vécu.
Quels sont les écrivains et artistes dont vous vous sentez proche ?
Il y a des écrivains et des artistes dont j’admire l’œuvre et cette proximité existe par le biais de leur travail. Mais il y a des écrivains dont j’admire à la fois l’œuvre et les qualités humaines. Certains sont devenus des amis. Les livres d’artiste que je fais sont portés par l’amitié. J’ai une grande admiration et tendresse pour Bernard Noël, qui sait capter l’essentiel. J’ai vécu une belle expérience quand il est venu dans mon atelier me voir peindre, pour écrire ensuite le livre « Roman sans angles ou l’atelier de Maria Desmée » paru en 2004. Des moments forts d’intimité de l’acte de peindre, qui m’ont également permis de mieux me connaître. Son œuvre m’a beaucoup nourrie par sa profondeur et rigueur.
Les artistes dont je me sens proche sur le plan de la peinture dans le sens que je me reconnais dans leur approche, sont d’abord les artistes que j’ai découvert en France (Miotte, Jenkins, De Kooning Zao Wou-Ki). J’aime beaucoup la démarche de Fabienne Verdier, dont je perçois la liberté d’une gestuelle très maîtrisée.
Mais avec les artistes de ma génération, que je croise de temps en temps, je ne sais pas pourquoi, il ne s’est pas établi une relation assez forte comme celle que j’ai avec les poètes. Il y a bien sûr la contrainte du métier, être physiquement du matin au soir dans son atelier.
Certainement la relation poésie-peinture, dans sa complémentarité, nous rapproche davantage.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une belle exposition rétrospective, voir réunies les toiles de grand format, ce qui remplacera le voyage dont je rêve. Mais après tout la peinture n’est-elle pas le moyen de voyager ?
Que défendez-vous ?
La liberté. La liberté d’être et implicitement le respect de l’humain quel qu’il soit, où qu’il soit. La liberté de créer.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
La phrase de Lacan donne à réfléchir. La question de l’amour est complexe. Est-ce bien de « donner à [ce] quelqu’un » dont il s’agit, ou plutôt de recevoir de ce quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas ? Nous voulons tous être aimés et la formule de R. Barthes : « Aimez-moi » me parait peut-être plus juste. Mais sait-on ce qu’est l’amour ? Nous le cherchons toute notre vie, et si cette recherche est si indispensable, c’est peut-être qu’il est l’énergie vitale, celle qui nous empêche de mourir.
Que pensez-vous de celle de W. Allen :“La réponse est oui mais quelle était la question” ?
J’aime l’humour de W.Allen, qui prend en dérision notre société. Faut-il s’intéresser à la question puisqu’on a la réponse ? Que dire de l’importance de la question qui n’a pas besoin de réponse ? Cela nous amène à votre dernière question.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Celle-ci, et la réponse est « oui ».
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 26 juillet 2017.