Paul Nougé, Au palais des images les spectres sont rois – Ecrits anthumes 1922–1966

Paul Nougé sans extase

L’« objet bou­le­ver­sant » que peut être la poé­sie se passe chez Nougé de tout ce que le Sur­réa­lisme a entre­tenu : la mythi­fi­ca­tion et la mys­ti­fi­ca­tion. Pour Bre­ton, il s’agissait par ce stra­ta­gème fal­la­cieux de recon­qué­rir une liberté d’imagination étouf­fée par le posi­ti­visme ambiant. Le Belge à l’inverse a tou­jours insisté sur la néces­sité, pour la poé­sie, de s’accomplir  autre­ment et en évi­tant la pose — fût-elle celle d’un poète le cou­teau entre les dents sage­ment ins­tallé au fond d’un café ger­ma­no­pra­tin ou bruxel­lois.
Nougé  a cher­ché moins à la néga­tion des formes qu’à leur trans­for­ma­tion afin de don­ner à lire ou à voir l’impensable, l’invisible selon une réflexion alter­na­tive. Elle per­met de per­ce­voir le monde fami­lier de manière sub­ver­sive, atten­tive par une suite de dérapages.

L’auteur et pho­to­graphe a su rendre le monde inquié­tant jusque dans de moindres détails et au sein même de l’érotisme : une paire de gants prêts à s’échapper d’une boîte tan­dis qu’une femme a le dos tourné « che­minent à la sur­face d’une muraille à la manière d’insectes »  L’artiste  brouille les pistes comme les valeurs du vrai et du faux, du réel et de l’illusoire en des mises en scène et en mots minu­tieu­se­ment cal­cu­lées bien loin de  l’idéal de spon­ta­néité énoncé  par Bre­ton. A l’inverse du Pape, il se détache de la ques­tion du moi, de la sub­jec­ti­vité, au pro­fit d’une sorte d’ « objec­ti­vité » habi­le­ment mon­tée et recons­truite.
Dans ses ins­tan­ta­nés de « La Chambre au miroir », se crée un uni­vers de mon­tage suf­fi­sam­ment ori­gi­nal pour don­ner à sa pro­duc­tion pho­to­gra­phique et poé­tique un jeu imper­ti­nent propre à mettre en abyme le regard voyeur donc humain. « De la chair au verbe » comme du verbe à l’image l’érotisme relève  d’une tech­nique ori­gi­nale où l’objet du désir se vide en par­tie de sa sub­stance afin de créer une image qui échappe autant au réa­lisme qu’à une sty­li­sa­tion d’une pré­ten­due beauté — terme que Nougé estime « confus », super­flu et hérité du romantisme.

Rompant avec les cri­tères d’authenticité, de vérité et de spon­ta­néité, Nougé pré­fère le cal­cul et la méthode à la sin­cé­rité. Il pri­vi­lé­gie le tra­vail « à façon » pour mani­pu­ler le lan­gage, dévoyer jusqu’à l’érotisme pour détruire les grands pon­cifs de la lit­té­ra­ture comme de la pho­to­gra­phie.
Le poète — irré­gu­lier de la langue et de l’image — paria sur  la force de l’imaginaire contre la séduc­tion exer­cée par le réa­lisme pho­to­gra­phique. Elle lui ser­vit d’intermédiaire à l’intelligence par un dis­po­si­tif tech­nique opé­ra­tif qui ne réduit pas pour autant l’inspiration au talent, à la maî­trise d’un savoir-faire. Met­tant fin à une sorte d’intériorité créa­trice, l’auteur fait de sa pro­duc­tion lan­ga­gière un moyen de désa­cra­li­ser  la « marque » d’un créateur.

La per­ti­nence des­crip­tive prend donc avec Nougé un nou­veau sens, un accent plus grave mais aussi un rire. Il débar­rasse l’art et la lit­té­ra­ture d’idéaux super­fé­ta­toires dans une pro­gram­ma­tique capable d’un « déga­gisme » du côté conven­tion­nel, aca­dé­mique, des recherches modernes des sur­réa­liste. Rendre visible l’invisible ne revient pas à se mirer dans un miroir en atten­dant « l’ascension des mer­veilles » mais à explo­rer de nou­veaux che­mins à par­cou­rir et qui ne l’ont pas encore aujourd’hui été. Mais Nougé les a ouverts.

jean-paul gavard-perret
 
Paul Nougé,  Au palais des images les spectres sont rois – Ecrits anthumes 1922–1966, Allia, 2017, 792 p. — 35,00 €.

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