Sexe, drogues et évangiles, l’auditoire n’en croit pas ses oreilles
Dans presque tous ses livres, on a l’impression que Santiago Gamboa ne s’intéresse pas à l’histoire qu’il raconte. Que ce qui l’intéresse, c’est raconter des histoires. En particulier les histoires des personnages qui traversent ses livres. Et elles ont beau être improbables ou ordinaires, elles ont plus de force que la structure qui les enserre. La trame globale de l’ouvrage n’étant qu’un prétexte pour déployer des bouts de récits sur la vie d’individus divers. Peu importe sa position dans la hiérarchie du livre ou dans la hiérarchie sociale, tout le monde à l’occasion de raconter son histoire.
Il est donc logique que dans son nouveau livre, il soit question d’un congrès de biographes se tenant à Jérusalem. C’est un cadre idéal, un congrès. Cela permet de donner des nouvelles des amis (on y apprend que Paco Ignacio Taibo II fume pendant ses discours) et de ses ennemis (là, pas de noms) en épinglant le petit monde de l’édition, ses auteurs mesquins et méprisants, ses conférences décoratives. Mais surtout, les biographes racontent des histoires. Nous en entendrons donc beaucoup. Et elles seront toutes passionnantes.
Un garagiste colombien aux prises avec les paramilitaires, un contrôleur aérien poète, des joueurs d’échecs mélancoliques, une diva du porno qui croit en la puissance artistique et politique de son art, etc… Mais ce sera surtout l’histoire d’un pasteur de Miami qui retiendra l’attention des participants du congrès.
Dans un récit plein de fureur et d’argot latino il racontera comment, petite frappe des bas-fonds il fut sauvé par la foi, puis comment l’église qu’il contribua à édifier s’écroulera, et comment il sera à nouveau sauvé, par la littérature cette fois-ci. Ca va vite, ça frappe fort, sexe, drogues et évangiles, l’auditoire n’en croit pas ses oreilles. Et les esprits s’échaufferont d’autant plus lorsqu’après son discours le pasteur se suicidera.
Un suicide, vraiment ? Divers témoignages nuanceront peut-être tout ça. A partir de là peuvent se déployer les marottes habituelles de Gamboa : la philologie, le jeu d’échec, le sexe dans tous ses états, les jeunes étrangers à Paris, des références culturelles omniprésentes, un humour à la limite du bon goût, et la Colombie, au loin…
Les habitués ne seront pas perdus. Mais cette fois-ci le livre réfléchit sur lui-même. Sur l’art de raconter une histoire, une vie, la sienne ou celle des autres, et de toutes les questions qui y sont liées. Questions innombrables, vieilles comme le monde, mais toujours pertinentes. Comment le récit peut rendre noble quelque chose d’a priori banal ? Quelles histoires pour quel public ? Comment mettre en scène la parole, sobrement comme un universitaire, ou avec exaltation comme un pasteur (évangélique de surcroît) ? Comment une bonne histoire résiste à tout (les grands thèmes sont inoxydables) sauf peut-être à la confrontation avec le réel ?
Ici, l’irruption du réel (la mort du pasteur et la recherche d’un éventuel assassin) apporte son lot de contradictions et de désenchantements. Chez les personnages du livre, mais aussi chez le lecteur car, autant être honnête, c’est la partie du récit la moins intéressante. Mais c’est logique car, pour paraphraser Truffaut, “Les histoires sont plus harmonieuses que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les histoires, pas de temps mort. Les histoires avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit.”*
Bref, dans ce livre plus que dans ses précédents, Gamboa joue sur deux tendances opposées. La première, classique chez lui, voulant des personnages discrets qui mènent une vie sans éclats (ce qui ne veut pas dire sans noblesse, voir la conclusion de l’histoire d’Oslovski & Flø : “Observer le coucher de soleil sur la mer, jouer avec un ami, boire et manger pas vrai ? C’est la belle vie mon ami. Vivre, quel privilège !”).
La deuxième, celle prônée par le pasteur, voulant des histoires qui scotchent l’auditoire, le laissant épuisé et ébloui. Une victoire par KO. Une victoire du Verbe. Une façon de concilier ces deux points de vue serait de se dire : il ne faut pas confondre le rêve et la réalité mais il faut savoir prendre du plaisir dans les deux.
Le plaisir, la grande affaire de Gamboa.
Matthias Jullien
*Dans La Nuit Américaine évidemment…
Santiago Gamboa, Nécropolis 1209, traduit de l’espagnol (colombien) par François Gaudry, coll. “Bibliothèque hispano-américaine”, Métailié, septembre 2010, 414 p. — 22,00 € |
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