Santiago Gamboa, Nécropolis 1209

Sexe, drogues et évan­giles, l’auditoire n’en croit pas ses oreilles

Dans presque tous ses livres, on a l’impression que San­tiago Gam­boa ne s’intéresse pas à l’histoire qu’il raconte. Que ce qui l’intéresse, c’est racon­ter des his­toires. En par­ti­cu­lier les his­toires des per­son­nages qui tra­versent ses livres. Et elles ont beau être impro­bables ou ordi­naires, elles ont plus de force que la struc­ture qui les enserre. La trame glo­bale de l’ouvrage n’étant qu’un pré­texte pour déployer des bouts de récits sur la vie d’individus divers. Peu importe sa posi­tion dans la hié­rar­chie du livre ou dans la hié­rar­chie sociale, tout le monde à l’occasion de racon­ter son histoire.

Il est donc logique que dans son nou­veau livre, il soit ques­tion d’un congrès de bio­graphes se tenant à Jéru­sa­lem. C’est un cadre idéal, un congrès. Cela per­met de don­ner des nou­velles des amis (on y apprend que Paco Igna­cio Taibo II fume pen­dant ses dis­cours) et de ses enne­mis (là, pas de noms) en épin­glant le petit monde de l’édition, ses auteurs mes­quins et mépri­sants, ses confé­rences déco­ra­tives. Mais sur­tout, les bio­graphes racontent des his­toires. Nous en enten­drons donc beau­coup. Et elles seront toutes pas­sion­nantes.
Un gara­giste colom­bien aux prises avec les para­mi­li­taires, un contrô­leur aérien poète, des joueurs d’échecs mélan­co­liques, une diva du porno qui croit en la puis­sance artis­tique et poli­tique de son art, etc… Mais ce sera sur­tout l’histoire d’un pas­teur de Miami qui retien­dra l’attention des par­ti­ci­pants du congrès.

Dans un récit plein de fureur et d’argot latino il racon­tera com­ment, petite frappe des bas-fonds il fut sauvé par la foi, puis com­ment l’église qu’il contri­bua à édi­fier s’écroulera, et com­ment il sera à nou­veau sauvé, par la lit­té­ra­ture cette fois-ci. Ca va vite, ça frappe fort, sexe, drogues et évan­giles, l’auditoire n’en croit pas ses oreilles. Et les esprits s’échaufferont d’autant plus lorsqu’après son dis­cours le pas­teur se sui­ci­dera.
Un sui­cide, vrai­ment ? Divers témoi­gnages nuan­ce­ront peut-être tout ça. A par­tir de là peuvent se déployer les marottes habi­tuelles de Gam­boa : la phi­lo­lo­gie, le jeu d’échec, le sexe dans tous ses états, les jeunes étran­gers à Paris, des réfé­rences cultu­relles omni­pré­sentes, un humour à la limite du bon goût, et la Colom­bie, au loin…

Les habi­tués ne seront pas per­dus. Mais cette fois-ci le livre réflé­chit sur lui-même. Sur l’art de racon­ter une his­toire, une vie, la sienne ou celle des autres, et de toutes les ques­tions qui y sont liées. Ques­tions innom­brables, vieilles comme le monde, mais tou­jours per­ti­nentes. Com­ment le récit peut rendre noble quelque chose d’a priori banal ? Quelles his­toires pour quel public ? Com­ment mettre en scène la parole, sobre­ment comme un uni­ver­si­taire, ou avec exal­ta­tion comme un pas­teur (évan­gé­lique de sur­croît) ? Com­ment une bonne his­toire résiste à tout (les grands thèmes sont inoxy­dables) sauf peut-être à la confron­ta­tion avec le réel ?
Ici, l’irruption du réel (la mort du pas­teur et la recherche d’un éven­tuel assas­sin) apporte son lot de contra­dic­tions et de désen­chan­te­ments. Chez les per­son­nages du livre, mais aussi chez le lec­teur car, autant être hon­nête, c’est la par­tie du récit la moins inté­res­sante. Mais c’est logique car, pour para­phra­ser Truf­faut, “Les his­toires sont plus har­mo­nieuses que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les his­toires, pas de temps mort. Les his­toires avancent comme des trains, tu com­prends, comme des trains dans la nuit.”*

 Bref, dans ce livre plus que dans ses pré­cé­dents, Gam­boa joue sur deux ten­dances oppo­sées. La pre­mière, clas­sique chez lui, vou­lant des per­son­nages dis­crets qui mènent une vie sans éclats (ce qui ne veut pas dire sans noblesse, voir la conclu­sion de l’histoire d’Oslovski & Flø : “Obser­ver le cou­cher de soleil sur la mer, jouer avec un ami, boire et man­ger pas vrai ? C’est la belle vie mon ami. Vivre, quel pri­vi­lège !”).
La deuxième, celle prô­née par le pas­teur, vou­lant des his­toires qui scotchent l’auditoire, le lais­sant épuisé et ébloui. Une vic­toire par KO. Une vic­toire du Verbe. Une façon de conci­lier ces deux points de vue serait de se dire : il ne faut pas confondre le rêve et la réa­lité mais il faut savoir prendre du plai­sir dans les deux.
Le plai­sir, la grande affaire de Gamboa.

Mat­thias Jul­lien

*Dans La Nuit Amé­ri­caine évidemment…

     
 

San­tiago Gam­boa, Nécro­po­lis 1209, tra­duit de l’espagnol (colom­bien) par Fran­çois Gau­dry, coll. “Biblio­thèque hispano-américaine”, Métai­lié, sep­tembre 2010, 414 p. — 22,00 €

 
     

 

 

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