Sénéca navigue sans cesse entre le corps dolent et le corps jouissant. Le titre de son titre indique facilement de quel côté il bascule. L’auteur y cumule les mandales contre une vision psychologisante de la chair. Les mots servent de tremplin aux images et l’inverse est vrai aussi. C’est la manière de relier ces deux versants qui cherchent à baliser le même territoire pour le dégager. Loin de la confusion, cette Ontologie est la visitation des forces telluriques, leur tension pour que la vie redevienne « matière » entre compression et détente.
Le corps n’est donc en rien infinitif. Il devient mythe — plus archéologique qu’historique. Sénéca l’ausculte avec autant de rigueur que de tâtonnement. Enroulé sur son grouillement, il en lève l’obstruction en ramenant à l’expérience première de la jouissance que l’enfant découvre presque par hasard.
Dès lors les jeux sont fait : l’enfant « n’aura de cesse de comprendre cet éblouissement à nul autre pareil, comme un idiot qui essaierait de rejoindre la ligne d’horizon ». Ce qui toutefois ne revient pas à enfermer l’être sur une négation (même si par définition cette ligne est intouchable) mais à trouver une ouverture par aspiration. Sénéca propose donc une poussée de l’éros au cœur du possible. Textes et images ne se sont pas plus des stèles mais des états : la nuit y habite la lumière. Seule cette dernière fabrique des images que le texte longe en son défilement.
Si bien qu’ici les images font ce que les mots ne font pas, et ces derniers ce que les premiers ne peuvent accomplir. Cela permet à Sénéca de rejoindre ce qui lui est essentiel : soustraire l’homme à une perception aussi divine qu’animale. Bref, voici l’homme mais selon une figuration qui dépasse un anthropomorphisme classique et narratif. L’œuvre se rapproche des “dissolving views” de la préhistoire du cinéma afin de détacher l’intellect d’une préhension logomachique et se rapprocher de ce que Beckett demandait à la littérature et à l’art : « donner moins à voir qu’à entrevoir ».
Sénéca ne fait que pousser toujours plus loin le risque au centre de l’Imaginaire. Il considère tout signe comme un voile qu’il faut déchirer afin d’atteindre ce qui se trouve au-delà. Et c’est parce qu’il n’existe pas de raison valable à ce déchirement que Sénéca cherche à le mettre en abscisse et ordonnée, à percer la petite mort qui est l’inverse parfaite de la grande à laquelle elle fait rendre gorge.
Vidant l’image la représentation décorative de la chair, l’artiste en présente l’appel assourdissant par la mise évidence de la seule image, vieille, naïve aussi sourde que criante et qui ne fait que renvoyer au dénuement et à l’affolement dont elle sort, comme le cri absurde la douleur et de la joie.
jean-paul gavard-perret
Roland Sénéca, Ontologie du jouir, Illustrations originales de l’auteur, Fata Morgana, Fontfroide le haut, 2017, 80 p.