L’oubli du passé et le passé de l’oubli : limites
Après Saveurs du réel qui explorait la « rupture » amoureuse et En la demeure sur le deuil de la mère, le poète a élaboré son projet sur l’Europe au moment où les forces nationales dans divers pays européens étaient en marche dans une U.E. de plus en plus contestée. Ecrire en français fut pour le poète une manière de dire non et de donner à l’Europe un moyen de « rayonner par-delà l’horizon national » face aux inégalités et le sentiment de beaucoup d’être rejetés dans l’indifférence. Est-ce suffisant ?
Le poète a entamé un travail formaliste qui pourrait dire les contrastes et oppositions. Son livre est construit de scansions fragmentaires afin de former un flux — dont l’auteur se veut « le corps, les yeux, les mots ; héritage d’une généalogie continentale errante. ». Loin des écritures repliées sur elles-mêmes, il veut explorer des possibles et de mobiliser « l’intelligence collective » au sein d’une incarnation dans la langue. Après l’Union se revendique comme l’appel à un temps d’« après le témoignage » afin de se détacher du passé mais sans s’en éloigner. Et c’est bien la quadrature du cercle ou le nœud gordien du projet.
Le poète respecte totalement « devoir de mémoire ». Il voudrait autant s’en dégager parce qu’il est devenu « un rite politique assez creux finalement ». Et l’auteur d’ajouter : « Comment ne pas être las des commémorations, des mémoriaux, de l’identification victimaire ? ». Il désirerait ne plus écrire pour déposer des gerbes d’un deuil infini. Et d’ajouter : « Il n’y a rien de plus étrange que ces hordes de touristes, qui arrivent en cars à la caserne d’Auschwitz et finissent, après la « leçon », par manger des saucisses et des frites à la cafétéria du « musée » ».
La révélation européenne est passée pour Rodriguez, après une crise existentielle guérie, non par le carnaval d’un tel site mais par sa visite à Birkenau où il n’existe rien de muséal et où beaucoup de morts innocents nourrissent la terre. Le poète pensa qu’une issue poétique était possible dans un lien avec « la matière des lieux » pour y incorporer celle d’une poésie qui travaille sur l’imaginaire du continent, en reconstruisant une langue moins hantée par les cimetières de l’histoire.
Dans ce but, l’auteur fait pénétrer en ce qu’il nomme sa « chambre intime » ou son « Europe de chambre » : chambre d’écriture de vue, de vie, d’imaginaire, influencée bien sûr par tout ce qui s’est passée dans l’Histoire du XXème siècle mais qui se veut « genèse poétique du continent » à partir d’un noyau familial. Néanmoins et en dépit de ce qu’il voulait faire, l’auteur reste imprégné des horreurs de la Shoah. Sa chambre d’amour lui rappelle les « plafonds des salles d’Auschwitz », la chevelure d’Europe le ramène aux « montagnes de cheveux des femmes déportées ». Comment espérer magnifier dès lors la chevelure d’aujourd’hui venue après toutes ces chevelures ? Rodriguez y répond en élaborant une nouvelle forme poétique. Mais, par crainte d’une profanation des lieux intérieurs de la mémoire humaine, il a du mal à remplir la béance que les saccages ont laissée et que son écriture voulait combler.
La fiction poétique familiale intime qui charpente l’œuvre demeure entretenue dans la confrontation d’un passé source de mort plus que de vie. L’artiste se retrouve ficelé plus du côté de l’archive que du vivant. Certes, la marche est étroite entre l’oubli du passé et le passé de l’oubli. L’imaginaire poétique demeure rivé à ce que Rodriguez espérait déplacer. Ses poèmes rejouent des émotions résurgentes et sacrées dont l’auteur ne put faire l’économie. Comment d’ailleurs lui reprocher ?
Faire de l’Europe un « lieu qui renverse le récit de la Genèse : sur la plaine du marécage, de la mort, celle de la Chute moderne » demande sans doute une autre jonction entre la poésie et l’histoire même si l’objectif semble ardu et peut-être difficilement imaginable sinon de faire des Européens des êtres acculturés. Mais ici le désir d’Europe semble grevé plus par ce qui s’est passé sur le continent que sur de nouvelles données politiques et économiques. Preuve peut-être que ces données ne sont pas solubles dans la poésie.
Rodriguez aurait été plus à l’aise en cherchant une autre forme. Il croit sa proposition innovante : un gros doute subsiste. Le poète est pris au sein du piège dans lequel Meschonnic était tombé. Mobiliser le monde réclame non une poésie métaphoriquement engagée mais une réflexion en un corpus capable de faire tenir ensemble ce qui reste marqué de vulnérabilité et d’appartenance à des groupes recroquevillés sur ce qu’ils furent. Le pas en avant ne se suffit pas d’un « avoir été » : il réclame le ce « qu’un sera » pourrait être.
jean-paul gavard-perret
Antonio Rodriguez, Après l’Union, Tarabuste, Saint Benoît du Sault, 2017, 104 p. — 13,00 €.