Elizabeth Gaskell, Cranford/Femmes et filles

Mrs Gas­kell n’a qu’un défaut, celui d’avoir vécu à la même époque que Dickens et autres Char­lotte Brontë

Eliza­beth Gas­kell, moins connue que ses contem­po­rains et amis Dickens et les sœurs Brontë, fut néan­moins l’auteur de nom­breux romans à suc­cès, prin­ci­pa­le­ment de grandes sagas sen­ti­men­tales. Véri­tables tableaux des mœurs et cou­tumes de son époque, ses livres sont autant de chro­niques acé­rées de la vie de pro­vince, vue à tra­vers l’œil impi­toyable de l’auteur, jouis­sant d’une verve et d’un sens de la des­crip­tion rares.
Cran­ford voit le jour sous la plume de Mrs Gas­kell à la demande de Charles Dickens. Fervent admi­ra­teur de son pre­mier roman, Mary Bar­ton, il lui réclame un nou­vel opus qu’il puisse publier sous forme de feuille­ton dans son maga­zine. Ins­piré de son vil­lage natal de Knuts­ford, elle fait de Cran­ford le fief d’une com­mu­nauté presque exclu­si­ve­ment fémi­nine, régie par des règles de bien­séance strictes, pour ne pas dire rigides.

Dans cette comé­die pleine d’esprit et d’émotion, Mrs Gas­kell décrit la vie des dames de Cran­ford, une vie où la moindre bri­cole devient un évé­ne­ment digne d’être raconté, répété, dis­cuté en chœur — un chœur dans lequel cha­cun enton­nait l’air qu’il connais­sait le mieux et le chan­tait à sa guise. Le por­trait de ces femmes oisives et soli­taires nous est livré avec une iro­nie tout bon­ne­ment délec­table. Pour la pre­mière fois, Mrs Gas­kell s’éloigne quelque peu de l’un de ses thèmes de pré­di­lec­tion dans les romans pré­cé­dents — les romans dits « indus­triels » -, en se concen­trant sur le quo­ti­dien minuté des habi­tantes de cette petite bour­gade, dont elle épingle, der­rière la théière et les cor­sets ser­rés, la bêtise et la vul­ga­rité.
Allé­chée par cette déli­cieuse décou­verte, je me suis pré­ci­pi­tée dans la fou­lée sur Femmes et filles, le grand (et gros) roman de Mrs Gas­kell. Situé dans la petite ville de Hol­ling­ford en 1830, il raconte l’histoire de Molly Gib­son, la fille de 17 ans d’un méde­cin de cam­pagne, veuf de son état. Quand son père se rema­rie, Molly se lie d’amitié avec sa nou­velle demi-sœur, la superbe Cyn­thia. Mais les deux jeunes femmes deviennent bien­tôt rivales, se dis­pu­tant l’affection des fils Ham­ley, Osborne et Roger.

Mrs Gas­kell nous livre ici le por­trait tout en nuances d’une jeune pro­vin­ciale aimante et atten­tive aux appa­rences. Pour­tant, Molly Gib­son échappe aux tra­vers habi­tuels des per­son­nages de ce type, n’étant ni anti­pa­thique ni mora­li­sa­trice. De la même façon, les autres per­son­nages du roman ne sont jamais des cari­ca­tures ; ni Mrs Gib­son, la marâtre, ni Cyn­thia, la demi-sœur si belle qu’elle ne peut s’empêcher de séduire.
La pre­mière moi­tié du roman se déroule au rythme lent de la vie rou­ti­nière d’une mai­son­née de pro­vince. Le tempo s’accélère ensuite avec la révé­la­tion gra­duelle de secrets jusque-là bien gardés.

Publié à l’origine sous forme de feuille­ton dans un men­suel entre 1864 et 1866, la fin de Femmes et filles paraît à titre post­hume (Mrs Gas­kell meurt bru­ta­le­ment à l’âge de 55 ans, au milieu d’une phrase et d’une tasse de thé). L’éditeur du maga­zine de l’époque, Fre­de­rick Green­wood, choi­sit d’ajouter quatre pages pleines de tact et de dis­crète émo­tion, sug­gé­rant com­ment le roman se serait ter­miné, d’après ce que l’auteur elle-même en avait dit à ses proches.
Reste cepen­dant, car cette œuvre est consi­dé­rée comme incom­plète, la frus­tra­tion de n’avoir la plume de Mrs Gas­kell elle-même, au ser­vice de la des­crip­tion d’une cer­taine scène en par­ti­cu­lier… Car elle est douée d’une déli­ca­tesse de ton et d’une sub­ti­lité qui n’ont d’égales que sa sub­ver­sion et l’acuité du regard sans conces­sion qu’elle porte sur la société de son époque, pétrie de conven­tions et d’hypocrisie.

Remer­cions donc les Edi­tions de l’Herne de cette heu­reuse ini­tia­tive : remettre au goût du jour et à l’honneur une roman­cière de talent, maî­tresse dans l’art de révé­ler la nature humaine dans la toute-puissance de ses pul­sions et désirs impi­toya­ble­ment répri­més par les conven­tions de la société vic­to­rienne, véri­table per­son­nage cen­tral de ses œuvres.
Dans ces deux romans, elle nous trans­porte dans un uni­vers bruis­sant de robes en taf­fe­tas, de com­mé­rages et de sen­ti­ments répri­més, qui n’a rien à envier à ceux des sœurs Brontë ou de Jane Aus­ten, avec en prime une iro­nie digne du meilleur Dickens. Espé­rons que ces deux repu­bli­ca­tions ne seront que le début d’une réha­bi­li­ta­tion néces­saire, et que d’autres ouvrages du même auteur res­sor­ti­ront des car­tons.
Et pour­quoi ne pas faire subir le même sort au court roman consi­déré par beau­coup comme le petit bijou de Mrs Gas­kell, Cou­sine Phil­lis ?

agathe de lastyns

   
 

Eli­za­beth Gas­kell,
-  Cran­ford (tra­duit de l’anglais par Béa­trice Vierne), Edi­tions de l’Herne, décembre 2009, 271 p. — 18,00 €

-  Femmes et filles (tra­duit de l’anglais par Béa­trice Vierne), Edi­tions de l’Herne, 2005, 651 p. -, 21,50 €

 
     
 

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