Christian Prigent poursuit ici ce qu’Alain Jugnon nomme — amicalement et non sans raison — un « roman de merdre ». Les Enfances Chino dans leur ensemble tiennent en effet de Jarry et des avant-gardes. Leur délire verbal en fait le sel (et le poivre). Aux éléments premiers l’auteur mêle le sang, le sperme, la merde et désormais le sport. Ce dernier n’efface pas pour autant totalement la présence des femmes. Il y a donc la tête, les jambes sans oublier le cul tout comme les « capriccios et désastres de la guerre » et de l’Histoire sous l’histoire du sport.
Le roman continue sa folle épopée quasi théâtrale. Celle d’une dramaturgie du langage en tant qu’origine et expérience de la fin (paradoxale ?) des temps. C’est la manière de faire vivre le roman dans une poétique aux moyens détournés. Jugnon dit : « Écrire Chino, c’est le filmer, l ‘enregistrer, le mettre en scène, le faire naître au monde ». Mais le troisième temps du cycle (après Les Enfances Chino et le roman en vers Les Amours Chino) prend un autre aspect.
Dans Chino aime le sport, le propos semble se modifier. Prigent présente une galerie de portraits de ses idoles sportives en une suite de poèmes dédiés principalement aux cyclistes et footballeurs depuis 1945 jusqu’à nos jours. Se retrouvent avec plaisir — pour un lecteur dont l’âge est comparable à celui de l’auteur — un goal (Lev Yachine) à côté de Charly Gaul. Mais les plus jeunes retrouveront aussi des références plus explicites : Christopher Froome, Djibrill Cissé et Yoann Gourcuff (il faut dire à propos de ce dernier que Prigent est breton…).
En vers comptés et rimés, chaque héros est « recontextualisé » (comme on dit) au sein d’un apparat historique afin d’exhausser la légende sportive non sans ironie. Elle donne au texte un aspect de parade ou de parodie. Prigent se rapproche aussi de Pérec. Comme pour lui, le jeu des écritures permet le mélange des genres : Puskas, c’est la Hongrie révoltée de 1956, Mekhloufi la guerre d’Algérie, Tommie Smith et John Carlos l’action des « Black Panthers », etc.
Dans ce troisième opus, l’enfance se voit rattrapée par la vieillesse et la légende par l’argent, la publicité, le dopage. Prigent élargit donc le cadre (et pas seulement celui du vélo) et ne bloque pas le temps. Au contraire il repart, redémarre vers avant comme après ou dans les deux sens. Le lecteur est saisi par cette singularité : le roman n’est pas un tic bourgeois mais un tact qui permet de toucher le temps de manière sensorielle via rythmes, sonorités que l’auteur nomme avec raison « une densité cinétique, dessinée et colorée, non principalement sémantique ». Tout s’envole en nuées d’interprétations au-delà de l’idolâtrie qui tient parfois — via médias — d’une conspiration universelle.
Ecrire n’est donc plus représenter mais recréer une séduction légendée de sportifs à la puissance — parfois instrumentalisée – mais souvent érotique ou politique. Et dans sa folie verbale, Prigent reste toujours proche d’une émotion initiale, d’un souvenir inextricablement coagulé à ce qui le toucha et auquel le texte impulse une énergie. La force d’une langue exceptionnelle avance dans sa matérialité de « corps » comparable aux corps douloureux et triomphants des championnes et champions.
jean-paul gavard-perret
Christian Prigent, Chino aime le sport, P.O.L Editeur, Paris, 2017, 176 p. — 18,00 €.