Le premier roman d’Eugène Green, metteur en scène et cinéaste réputé, fait partie des livres les plus surprenants et réjouissants que j’aie lus récemment
Le premier roman d’Eugène Green, metteur en scène et cinéaste réputé, fait partie des livres les plus surprenants et réjouissants que j’aie lus récemment. L’on y découvre, dès les premières pages, un univers qui va à l’encontre de l’attendu comme des postulats courants de la littérature actuelle : celui du protagoniste, Jérôme Lafargue, un professeur d’université curieusement déplacé parmi ses confrères et dans le monde d’aujourd’hui, mais qui porte sur les êtres et les choses un regard tendre même quand il est fort critique. Rebuté par les partis pris à la mode, par la “métalittérature” dont se pique l’esprit académique et les américanismes qui enlaidissent le langage courant, non moins que par le culte de mai 68, ce personnage a pour valeurs l’indépendance d’esprit, le goût des belles lettres et l’attention affectueuse pour autrui. Il mène la vie la plus paisible qui soit, entre une épouse aimée depuis trente ans, un fils difficile à comprendre mais chéri, et un père en train de perdre la mémoire, quand il est sollicité par l’Allemand Johann Launer qui compte sur son aide pour retrouver sa vraie identité.
C’est le point de départ d’une enquête tout intérieure, grâce à laquelle Lafargue retrouvera sa propre jeunesse avant d’élucider l’histoire de l’inconnu. En se rappelant son séjour en Allemagne, chez Launer père, en 1968, le protagoniste est amené à réfléchir sur le besoin qu’on peut éprouver de se reconstruire comme de reconstruire la civilisation européenne si souvent menacée de ruine, que ce soit par les idéologies totalitaires ou par la perte de repères de notre époque. Green mène cette méditation sans tomber dans les travers du roman à thèse, avec une finesse qu’on apprécie d’autant plus que le récit proprement dit ne perd jamais son importance, étayant les idées de l’auteur d’une manière très naturelle et aisée. Les personnages que le narrateur nous présente sont à la fois significatifs comme des symboles et crédibles comme des figures de film documentaire, mais aussi dotés de particularités qui les rendent inassimilables aux “types” habituels de la fiction contemporaine. Eugène Green a un don d’observateur qui ressort le mieux quand il pousse à bout la stylisation : les silhouettes grotesques ou épouvantables qu’on croise dans certains passages ne paraissent pas moins vivantes que les protagonistes manifestement tirés de son expérience personnelle. De même, sa reconstitution d’épisodes datant du régime d’Hitler sonne aussi juste que ses scènes des années 1960 ou 2000, et les liens que l’auteur établit entre les périodes en question ne sentent jamais l’artifice ni la simplification historique.
Si la dominante émotionnelle du roman est mélancolique et méditative, le récit est parsemé de moments de joie, de plaisir sensuel, et d’esquisses satiriques qui rehaussent le coloris de l’ensemble. On lit ce texte d’une traite, allant de surprise en surprise, constamment ravi par l’intelligence rare de Green. Toutefois, certaines parties de la narration trahissent les habitudes d’un auteur formé à l’écriture visuelle (théâtrale ou filmique), qui n’arrive pas à exploiter pleinement le potentiel littéraire des situations : maints passages descriptifs font deviner le scénario qui a pu servir de point de départ au texte romanesque. Ce défaut de La Reconstruction nous fait souhaiter d’autant plus vivement que Green poursuive son travail littéraire, et nous offre un deuxième roman parfaitement réussi, ce dont il est assurément capable. En attendant, saluons son talent et l’originalité de sa vision.
agathe de lastyns
Eugène Green, La Reconstruction, Actes Sud “domaine français”, août 2008, 190 p. — 18,00 €. |
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