Pas de survie autre que destructrice et autodestructrice pour l’individu dépourvu de sensibilité pour le Bien et le Beau
Lelitteraire.com est heureux de présenter à ses lecteurs une nouvelle collaboratrice. Agathe de Lastyns est née en 1972. Après des études de Lettres, elle a publié des articles dans différents journaux. Elle partage actuellement sa vie entre Bordeaux et Paris.
Après une fin de civilisation et avant la fin probable du monde, un père et son jeune fils entreprennent un long voyage pédestre vers le sud où ils auront une chance de survivre à l’hiver. Tel est le canevas du dernier roman de McCarthy, un écrivain qui a toujours été hanté par la mort, la violence et les fins d’époque.
La situation des personnages se prête à une autre tendance typique de l’auteur : tisser le récit avant tout de gestes physiques, du concret d’un vécu où l’action est omniprésente, qu’il s’agisse de chercher à se sauver ou simplement de bricoler pour réparer un caddie (ce qui peut être vital aussi). De fait, dans l’univers d’après le nôtre, que l’auteur décrit, les caddies sont pratiquement tout ce qui reste en fait de véhicules, et le seul moyen de garder assez de nourriture — quand on en trouve ! Alors qu’on risque la mort chaque fois qu’on s’arrête au cours de sa fuite à cause du froid tandis que des bandes de « méchants » pillent, violent, tuent et mangent les « gentils »…
Les termes entre guillemets, que le père emploie en parlant à son fils, sont à notre sens l’une des trouvailles les plus justes et profondes du roman : leur simplicité rappelant les contes et la vision des choses propre à l’enfance, est en même temps idoine pour traiter du Bien et du Mal dans un contexte narratif où ces notions retrouvent toute leur force d’évocation, dont le roman moderne et postmoderne semblait avoir perdu l’accès depuis longtemps. Chez McCarthy, le Bien, le Mal et Dieu — à qui le père s’adresse par moments sans même être sûr d’y croire, poussé par le besoin de maudire ou de prier — apparaissent sous des formes à la fois très subtiles et concrètes comme des objets matériels.
L’aspect métaphysique du roman est toujours convaincant, qui revient à montrer que lorsque l’homme ne peut plus occulter dans son quotidien les problèmes essentiels, il réalise inévitablement l’importance du Beau, du Bien et de l’Inconnaissable, tout comme il apprend sans y réfléchir à distinguer le Mal, avec une précision qu’aucune définition philosophique ne saurait offrir. En effet, dans les situations où McCarthy inscrit ces notions clés, les idées reçues qui peuvent s’y associer dans notre esprit tombent comme d’elles-mêmes, tandis que la nécessité des valeurs positives s’impose d’une manière non pas intellectuelle mais psychique et existentielle. L’auteur démontre, en somme, qu’il n’y a pas de survie possible autre que destructrice et autodestructrice pour l’individu (enfant ou adulte) qui serait dépourvu de sensibilité pour le Bien et le Beau, tout en mettant en valeur la beauté comme la chose la plus indispensable qui soit.
Cette dernière idée, a priori surprenante dans une narration où la survie physique et la lutte contre le Mal occupent le premier plan de l’action, est étayée jusque par les détails macabres du paysage, avec une éloquence magistrale, tandis que l’expérience intérieure du père et celle du fils convergent vers la même conclusion. L’un des passages centraux du roman, où le père discute avec un vieil homme auquel le petit garçon l’a poussé à offrir de la nourriture, relève du dialogue philosophique proprement dit, à peine déguisé. L’on y trouve, parmi les répliques du vieillard — un Socrate des plus désabusés -, des fulgurances et des raccourcis métaphysiques qu’on chercherait en vain chez les « penseurs » actuels, et qui pourraient aider à voir plus clair dans sa vie plus d’un de nos contemporains, pouvant être appliqués à l’existence la plus ordinaire aussi bien qu’aux circonstances extrêmes du contexte de La Route.
Les qualités narratives et intellectuelles du livre sont cependant mitigées, dans certaines séquences, par des effets de redite ou des longueurs inhabituelles chez l’écrivain. On peut aussi trouver critiquable la fin de l’action, qui implique un dénouement très optimiste : beaucoup trop, à notre sens, pour paraître justifié dans un contexte aussi sombre que celui où le périple des protagonistes nous avait plongés et maintenus jusque-là. On a l’impression que McCarthy tenait à finir sur une note d’espoir, et que ce désir a pris le dessus sur la logique du récit.
Mais ces défauts n’empêchent pas La Route d’être, sinon l’un des chefs-d’oeuvre de son auteur, du moins l’un des meilleurs romans américains de ces dernières années.
Lire notre dossier qui analyse l’adaptation cinématogaphique du roman par J.Hillcoat
agathe de lastyns
Cormac McCarthy, La Route (trad. François Hirsch), Ed. de l’Olivier, 2008, 244 p. — 21,00 euros. |