Trois femmes juives. La plus jeune, France, sa mère Vera et sa grand-mère Anna
Trois femmes juives. La plus jeune, France, sa mère Vera et sa grand-mère Anna.
France se fait appeler Frances pour atténuer le poids d’un prénom que sa mère a choisi en une sorte de conjuration, de protection contre le rejet et l’exil.
Anna, la grand-mère, a immigré très jeune en France, fuyant avec sa mère la Pologne des années 30 où se profilent nazisme et antisémitisme. Anna, la jeune fille pauvre à l’aura dévastatrice, prendra dans ses rêts un bourgeois transi d’amour qui lui apportera confort matériel et standing sans jamais pourtant la satisfaire. Car Anna la fulgurante, l’entière et égoïste Anna, ne s’éveille et ne vit que dans l’amour, celui passionné qu’elle trouvera auprès d’un jeune saxophoniste voyageur. Avec lui elle trouvera la sensualité, la profondeur qu’elle recherche et cet ancrage, cette identité qu’elle a perdus sur la route la poussant vers la France.
Et puis il y a Vera, celle dont le nom résonne dès le titre, celle qui lie une grand-mère méconnue à sa petite-fille, celle qui reçoit de force cette encombrante valise, pleine de papiers et de photos.
Vera est la véritable héritière de l’histoire de sa mère, une mère qu’elle n’a jamais connue mais dont les choix et les actes ont fait d’elle une orpheline de cœur et de patrie. Elle est celle qui, bon gré mal gré, provoquera la réminiscence, grâce à qui Frances découvrira et comprendra Anna, mais plus encore sa propre mère de laquelle elle n’a jamais été proche.
Vera reste pourtant dans le texte le temps d’un souffle, celui de transmettre cette valise qu’elle a ouverte puis refermée aussitôt, car, pour elle, le moment des révélations et du pardon arrive trop tard. Quant aux regrets, ils sont insupportables. Que celle qui n’a pas encore joué toutes ses cartes se charge des souvenirs, qu’elle s’accommode du passé, celui d’une famille juive dans une France et une Europe qui avancent inexorablement vers la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, celui d’individus sommés de prendre parti au risque de leur vie et de la cohésion familiale, celui d’une femme qui refusera de se conformer et prendra le parti de ses propres convictions résolument, jusqu’à ce que la vie elle-même la jette à terre et lui brise les ailes.
Avec le langage du cœur, qui est aveugle et partial, on pourrait dire que La Valise de Vera conte l’affrontement entre la luminosité de l’amour, de la tolérance, de la liberté intransigeante, et la noirceur de la mesquinerie, de l’intérêt égoïste et violent, du mépris.
Les conséquences de cet affrontement, à chaque manifestation — cette période d’avant la Seconde Guerre mondiale n’en est qu’une parmi trop d’autres -, résonnent encore longuement par la suite, alors que les os sont déjà depuis longtemps poussière. Elles s’insinuent dans les formes de notre présent et de nos avenirs, réunis aussi bien qu’individuels, elles gauchissent les histoires familiales et remplissent de cadavres les placards.
On peut se demander au début pourquoi ce titre, “La Valise de Vera”, alors que Vera n’est pas plus présente dans ce texte que le vestige d’un souvenir. Ce n’est qu’à la réflexion que l’on comprend que Vera est un passeur, celle qui transmet l’histoire, qui lègue le souvenir. Celle sans qui l’écriture et la fixation de la mémoire ne sont pas possibles. C’est le personnage fondamental, celui qui fait le lien.
Paradoxalement, sa fonction implique qu’elle disparaisse : Vera a payé pour l’histoire ; sa rancune justifiée risquerait de grimer le souvenir, de le gâcher. Elle doit littéralement s’effacer afin de permettre que se fasse le lien entre Anna qui a été entièrement, tant bien que mal, et Frances qui n’est pas encore, qui a le privilège précieux de pouvoir encore faire des choix.
Vera, personnage éphémère, qui n’apparaît que pour disparaître aussitôt ; Vera, personnage essentiel : elle nomme l’écrit, le provoque et le permet.
s. placoly
Florence Morgensztern, La Valise de Vera, éditions Le Passage, avril 2008, 266 p. — 17,00 €. |
||