Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance

W ou le sou­ve­nir d’enfance est, avec Je me sou­viens, l’une des varia­tions de Georges Perec autour de l’autobiographie. D’origine juive polo­naise, il a perdu ses parents lors de la Seconde Guerre mon­diale, une par­tie de sa famille — dont sa mère — fut exter­mi­née dans les camps nazis, et son père fut tué sous l’uniforme fran­çais lors de l’invasion du pays par les troupes d’Hitler. Perec ne s’est jamais remis de cette double perte ; la recons­truc­tion d’une his­toire per­son­nelle impos­sible, la recons­ti­tu­tion d’une inti­mité pas­sée et trau­ma­ti­sante sont pour lui des ques­tions vitales omni­pré­sentes dans l’ensemble de son œuvre.
W ou le sou­ve­nir d’enfance est sans nul doute l’une de ses plus grandes réus­sites. Perec accom­plit le tour de force de faire pas­ser quelque chose de son errance affec­tive, une dou­leur tue der­rière les jeux et les rêves de l’enfance, au moyen de pro­cé­dés tout à fait ori­gi­naux. Dans cette zone trouble de son his­toire, où l’auteur lui-même perd pied, s’ourdit le piège d’une révé­la­tion pro­gres­sive de la réa­lité bar­bare des camps der­rière les fan­tas­ma­go­ries enfan­tines, étran­ge­ment plus expres­sives que la quête auto­bio­gra­phique typique, menée à par­tir de rémi­nis­cences et d’indices concrets sup­po­sés objec­tifs. La dou­leur indi­cible qui court dans l’ensemble de W ou le sou­ve­nir d’enfance comme des veines sai­gnées à blanc ne par­vient à s’exprimer qu’à tra­vers une pro­fonde mani­pu­la­tion du texte, l’artifice lit­té­raire est essen­tiel à cet affleu­re­ment de l’expressivité où échoue infailli­ble­ment le récit classique.

Le roman est conçu en deux par­ties entre­croi­sées dont l’origine res­pec­tive est révé­lée dès le deuxième cha­pitre et sur laquelle nous revien­drons rapi­de­ment. Mais ces élé­ments d’explication qui viennent très tôt n’éclaircissent pas pour autant le secret de leur jux­ta­po­si­tion, et le lien qui les unit ne devient mani­feste que pro­gres­si­ve­ment, révé­lant ainsi dans un cres­cendo ver­ti­gi­neux l’ampleur du trauma qui hante Pérec. Le pre­mier de ces récits concerne à pro­pre­ment par­ler son auto­bio­gra­phie : de façon chro­no­lo­gique, sur une période qui va des pré­mices de la Seconde Guerre mon­diale jusqu’à la Libé­ra­tion, l’auteur mène l’enquête sur sa propre vie, à par­tir de pho­tos et de sou­ve­nirs. Il tente de déter­rer tout un passé dis­paru, de retrou­ver ses parents, la ten­ta­tive reste floue et laisse place à de nom­breux doutes. Le deuxième récit ne souffre quant à lui aucune hési­ta­tion, qui met en scène le fan­tasme enfan­tin de l’île de W où le sport est roi. Cela est lancé comme une énigme poli­cière où le per­son­nage de l’enquêteur part sur l’île W à la recherche de l’homonyme qui lui a donné son nom, l’inquiétude et l’horreur conta­minent peu à peu l’histoire, qui s’achève sur la des­crip­tion d’un uni­vers cau­che­mar­desque sem­blable à celui des camps de concentration.

Fort étran­ge­ment, les pas­sages concer­nant l’île de W appa­raissent bien plus réels que ceux concer­nant l’autobiographie de Pérec, par­se­mée de doutes, d’incertitudes, ren­due plus dif­fi­cile par les effets du temps. Les quelques ins­tants de paix n’ont plus que le goût âcre des choses pas­sées sous les décen­nies, même les balades en forêt : Je ne me rap­pelle pas si cette pro­me­nade fut excep­tion­nelle, ou si elle se renou­vela plu­sieurs fois. L’auteur est condamné à l’impuissance de ses moyens, son enfance est une vaste plaine dénu­dée par­se­mée de ruines pou­dreuses : les sou­ve­nirs sont des mor­ceaux de vie arra­chés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Tou­te­fois, bien plus que quelques phrases, il semble qu’il faille d’abord consi­dé­rer le titre du roman lui-même afin de mieux com­prendre quel lien peuvent entre­te­nir ces deux volets d’une inti­mité bru­ta­li­sée par l’Histoire avec sa grande hache comme l’écrit si bien Perec.

W ou le sou­ve­nir d’enfance, la tour­nure pié­geuse fait son­ger à quelque traité élé­gant, cha­cun garde en tête le Can­dide ou de l’optimisme de Vol­taire, pour qui le “ou” est bien plus syno­nyme d’équivalence que d’alternative… Chez Perec, il appa­raît néces­saire de conci­lier ce double sens afin d’éclaircir le des­sein d’ensemble du roman. D’après les infor­ma­tions du pre­mier cha­pitre, l’île de W est bien un rêve d’enfance, du moins un sou­ve­nir issu d’un passé très loin­tain. Ce cas de figure nous ramène à la tour­nure archaï­sante de Vol­taire : W est l’une des mani­fes­ta­tions du sou­ve­nir d’enfance, la foca­li­sa­tion se porte d’emblée sur la par­tie la plus énig­ma­tique de l’ouvrage comme pour signa­ler la pesan­teur qui se cache der­rière l’incongruité de ce récit.
Néan­moins, bien qu’elle soit tout à fait pro­bable, cette inter­pré­ta­tion ne cor­res­pond pas tota­le­ment aux des­seins de Perec, elle en oublie quelque chose. En effet, l’idée d’une équi­va­lence entre W et le sou­ve­nir d’enfance per­met de pous­ser plus à fond l’analyse. Dans cette éven­tua­lité, le “ou” est alors le moyeu d’une balance qui sou­pèse les deux termes, comme avant un choix impos­sible qui ne se fait d’ailleurs jamais. Cela cor­res­pond à l’alternative incar­née par les deux par­ties du roman, entre le fan­tasme enfan­tin de W et l’enquête auto­bio­gra­phique à par­tir de docu­ments. Le “ou” est le signe d’une équi­va­lence dou­lou­reu­se­ment incas­sable, un véri­table nœud gor­dien : le rêve a autant si ce n’est plus de consis­tance que cette réa­lité qui se dis­sout dans le temps et que l’on nomme le passé.

Ce para­doxe nour­rit tout le roman, le réel vécu et la fic­tion sont les deux pans d’une même réa­lité, et il n’est pas cer­tain que le plus éta­bli soit celui que l’on croit. Le piège est bien là, et dans ces révé­la­tions pro­gres­sives qui s’appuient sur les cor­res­pon­dances entre les deux par­ties comme sur des bar­reaux d’échelle liant deux poutres dis­tinctes, c’est de cette confluence, où dis­pa­raît toute dis­tinc­tion entre ima­gi­naire et réel, que jaillit la réa­lité intime d’un trau­ma­tisme né de la pertes des parents fau­chés par l’Histoire. Perec exprime très bien l’impossibilité d’une écri­ture intime qui s’appuierait exclu­si­ve­ment sur des évé­ne­ments et des objets véri­diques, ce sont dans ces quelques lignes, per­dues au sein du roman comme un noyau dans un fruit que se loge le secret de la genèse de W :
Je dis­pose d’autres ren­sei­gne­ments concer­nant mes parents ; je sais qu’ils ne me seront d’aucun secours pour dire ce que je vou­drais en dire (…) Ce n’est pas (…) l’effet d’une alter­na­tive sans fin entre la sin­cé­rité d’une parole à trou­ver et l’artifice d’une écri­ture exclu­si­ve­ment pré­oc­cu­pée de dres­ser ses rem­parts : c’est lié à la chose écrite elle-même, au pro­jet de l’écriture comme au pro­jet du sou­ve­nir. (…) Je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est indi­cible (l’indicibles n’est pas tapi dans l’écriture, il est bien ce qui l’a déclen­chée) (…) Je ne retrou­ve­rai jamais, dans mon res­sas­se­ment même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scan­dale de leur silence et de mon silence.

La tâche de Perec est d’emblée conçue comme une gageure, et c’est pour ten­ter l’incroyable que l’auteur modèle l’architecture de son roman à la conve­nance de son pro­jet, fond et forme ne font qu’un, une réa­lité mor­ce­lée conduit à un texte tout aussi éclaté.
Cette ten­ta­tive est mise en oeuvre par diverses ana­lo­gies entres les deux par­ties du roman, les pos­tu­lats du fan­tasme enfan­tin et ceux de la réa­lité admi­nis­tra­tive, pal­pable. Il est bon de noter que le roman débute par le récit du voyage sur W, mis en évi­dence par l’usage de l’italique, un per­son­nage adulte com­mence le récit de ses aven­tures avant son départ sur l’île, ce der­nier fait une brève pré­sen­ta­tion de lui-même qui émeut un malaise vague chez un lec­teur plu­tôt pré­paré, d’après le titre du roman qu’il vient d’ouvrir, à ce que Perec lui confie ses sou­ve­nirs d’enfance. Certes, le nom de W est ici bien visible, mais de façon un peu absurde, oni­rique, instable, le nar­ra­teur masque sa date de nais­sance et les villes qu’il fré­quente n’existent que par des ini­tiales. Sans aucune tran­si­tion, vient s’empiler le deuxième cha­pitre qui débute comme une mau­vaise farce : Je n’ai pas de sou­ve­nirs d’enfance. Jusqu’à ma dou­zième année à peu près, mon his­toire tient en quelques lignes. Le chan­ge­ment est visible, les dates font leur appa­ri­tion quand le nar­ra­teur men­tionne son adop­tion par sa tante en 1945, l’univers est de suite iden­ti­fiable grâce à l’allusion à Villard-de-Lans, l’on a quitté le monde informe du cha­pitre pré­cé­dent. Ce second cha­pitre est essen­tiel à l’économie géné­rale du roman, le lec­teur apprend que le titre de l’ouvrage est en par­tie décep­tif, des sou­ve­nirs d’enfance de Perec ne sub­siste qua­si­ment rien, l’entreprise semble se saper d’elle-même et perdre toute rai­son d’exister.

Dans ce pas­sage, Perec a l’habileté de livrer assez du secret qui fonde l’entreprise de son livre pour accro­cher son lec­teur, tout en sachant ména­ger assez du mys­tère de sa genèse. Le lec­teur se voit plongé dans le méca­nisme clas­sique du roman poli­cier sauf qu’en l’occurrence les élé­ments confiés par le nar­ra­teur sont des conseils de lec­ture et non des faits bruts, clai­re­ment prou­vés. Un lien ténu s’établit entre le récit du fan­tasme et celui de la quête per­son­nelle de Perec, cette rela­tion ne fera que s’épaissir :
À treize ans, j’inventai et des­si­nai une his­toire. Plus tard, je l’oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me sou­vins tout à coup que cette his­toire s’appelait “W” et qu’elle était, d’une cer­taine façon, sinon l’histoire, du moins une his­toire de mon enfance (…) Tout ce que j’en savais tient en moins de deux lignes : la vie d’une société exclu­si­ve­ment pré­oc­cu­pée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu.
L’on notera la pré­sence redon­dante du mot “his­toire” employé aussi bien pour la bio­gra­phie du nar­ra­teur que ses inven­tions enfan­tines, la fic­tion et la ten­ta­tive auto­bio­gra­phie se confondent… C’est dans ce pas­sage que réside le secret de com­po­si­tion du roman, le cœur intime qui met en branle l’écriture n’a de cesse de se révé­ler au lec­teur au fil des pages, par toute une série des cor­res­pon­dances entre le récit du voyage sur W et la redé­cou­verte de son passé. C’est d’après ce schéma que se déve­loppe le piège de W ou le sou­ve­nir d’enfance : sur le mode du roman poli­cier, la révé­la­tion est pro­gres­sive, incer­taine, les cor­res­pon­dances entre les récits ne per­mettent jamais d’être caté­go­rique, il faut attendre le der­nier cha­pitre pour en avoir le cœur net.

Les exemples ne font pas défaut aux rouages de cette brillante machi­na­tion. Ainsi, au cha­pitre V, lors de cette scène où le héros qui ne sait pas encore qu’il va s’embarquer pour W attend un infor­ma­teur qui lui a donné rendez-vous par télé­phone au bar d’un hôtel. Il est très ten­tant d’y per­ce­voir l’une des images d’Épinal du roman poli­cier aca­dé­mique, dans lequel l’enquêteur cherche à recons­ti­tuer des faits tout comme Pérec s’ingénie à rebâ­tir son passé. Le clin d’œil est dis­cret mais bien pré­sent, d’autant qu’à peine quelque pages plus loin, l’impression se confirme avec le début on ne peut plus for­mel du cha­pitre sui­vant : Je suis né le samedi 7 mars 1936, vers neuf heures du soir, dans une mater­nité sise 19, rue de l’Atlas, à Paris, 19e arron­dis­se­ment. Le nar­ra­teur semble faire office de témoin appelé à la barre afin de recons­truire on ne sait quel passé, sous le chef d’une enquête à peine jus­ti­fiée, se rat­ta­chant aux seuls chiffres pour jus­ti­fier d’un passé qui s’effrite dans sa mémoire.
Pour com­plé­ter l’analogie avec le domaine de la lit­té­ra­ture poli­cière, il convient de signa­ler que le mot “his­toire ” est l’équivalent du terme “enquête” en grec, nom que les tra­duc­teurs donnent géné­ra­le­ment à la somme écrite par Héro­dote, le père de l’Histoire : l’écriture de l’histoire intime de Perec est une enquête aux tré­fonds de soi-même menée par l’homme qui se rend sur W et dont on n’apprend le nom que tar­di­ve­ment, Gas­par Win­ck­ler. ( à suivre)

bap­tiste fillon

Georges Perec, W ou le sou­ve­nir d’enfance, Gal­li­mard coll. “L’imaginaire”, 1993, 219 p. — 7,50 €.

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