Georges Perec restera à la fois l’opposé de Proust mais peut-être son égal. L’histoire littéraire des décennies et des siècles à venir nous le dira. A la recherche du temps perdu, l’auteur des Choses a préféré ses propres disparitions ou ses renaissances sous un angle particulier. W ou le souvenir d’enfance, Je me souviens et la majorité des textes publiés dans le tome I de La Pléiade et en leur remontée ne cherchent pas à inverser le temps mais lui donner des formes « à trous ». Quant au présent, il est repris selon les mêmes accrocs dans La vie mode d’emploi.
Maître de la contrainte, l’auteur fait du style et des ses bridages le moyen de transformer le champ du romanesque, de l’autobiographie et de la sociologie. La prouesse de La disparition (roman sans e) ou le lipogramme monovocalique en « e » des Revenentes sont paradoxalement des plus sûrs accès au réel que les déboulonnages de chemises ou autres braguettes que se permettent les tenants d’une fausse indiscipline ou de l’autofiction qu’ils estiment d’une liberté d’expression et d’une vérité plus grandes. Tout chez Perec fait signe : et « dans une époque qui se caractérisait par une absence de repères » l’auteur a cherché en des suites de formules apparemment arbitraires moins le passé qu’une « durée ». Celui qui — d’une certaine manière et au nom de la déportation de sa mère — n’a eu cesse de proposer des re-pères transforme par un « capital posthume » l’éphémère en éternité.
A l’inverse de Proust qui chercha l’unité, Perec découpe, fragmente en saisissant par la littérature ce qu’il entama entre 11 et 15 ans sur de multiples cahiers : des personnages (dont les membres sont séparés du corps et qui ne touchaient pas le sol) et des machines improbables. Elles fonctionnaient de manière célibataire donc pour rien. De cette vacuité première Perec aura tiré l’art et la manière d’aborder le monde selon divers types de voyages : dans le monde (Le voyage d’hiver, Ellis Island) mais surtout dans la langue à laquelle il aura donnée sa propre éternité contre la mort qui souvent nous est donnée et que l’auteur reçut trop vite.
L’œuvre, dans ses chemins de traverse, possède désormais une valeur de classique même si elle est a priori éloignée des postures qui font généralement la gloire de la grande littérature : à savoir un langage relevé, des expressions dites heureuses. Perec ne mange pas de ce pain-là. Pas plus qu’il ne parle d’amour tel qu’on l’entend généralement. La morale elle-même trouve une nouvelle approche. Aux jugements Perec préfère d’autres entrées et d’autres exercices. Si bien — qu’en dehors des Choses - l’œuvre n’a pas forcément été comprise d’emblée. L’émulation de ses lumières passe par la culture de stratégies que peu d’auteurs ont non seulement suivies mais su, comme lui, porter à une sorte d’apogée.
jean-paul gavard-perret
Georges Perec,
- Œuvres, tomes 1 et 2, Bibliothèque de la Pléiade, 2017,
- Album Perec par Claude Burgelin, Album de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2017.