Fort Apache (John Ford)

Mensonge éhonté ou ultime récupération ?

L’histoire
1876. L’arrogant colo­nel Thurs­day, accom­pa­gné de sa fille Phi­la­del­phia, vient d’être nommé à Fort Apache, poste de cava­le­rie reculé du désert d’Arizona. Il y est accueilli par le capi­taine York, homme de ter­rain qui connaît bien les Indiens. Mais vexé d’avoir été affecté dans ce qu’il consi­dère comme un « trou perdu », le colo­nel impose au Fort une dis­ci­pline d’école mili­taire. Obsédé par le pro­tocle et igno­rant les mises en garde de York, Thurs­day, avide de gloire per­son­nelle et d’honneurs mili­taires, entraîne son régi­ment dans un piège tendu par les Apaches… 

Un wes­tern sombre et antho­lo­gique
Le faux ryhtme de départ du film ne doit pas nous trom­per : s’il s’attarde sur les écra­sants pay­sages de Monu­ment Val­ley, les ten­sions obvies entre Owen Thurs­day (Henry Fonda) et ses hommes (notam­ment le capi­taine Kirby York –John Wayne, maître céans de l’underplaying -) , la vie banale et bali­sée du fort (récep­tions, virées d’ivrognes, bal, amou­rette nais­sante entre la fille de Thrus­day — Shir­ley Temple — et un jeune sol­dat promu du rang), Ford – qui adapte ici avec Franck S. Nugent le roman de James War­ner Bel­lah, Mas­sacre, — s’intéresse sur­tout aux moments de rut­pure qui trans­forment l’anodin du quo­ti­dien en un « plus jamais » impromptu : ici c’est en vou­lant se cou­vrir de gloire pour appa­raître comme celui qui matera la révolte de Cochise, chef des Apaches ayant quitté sa réserve suite au com­por­te­ment scan­da­leux d’un agent qui se livre au tra­fic d’armes et d’alcool, et ayant décidé de conduire sa tribu vers le ter­ri­toire mexi­cain, que Thurs­day, ancien géné­ral pen­dant la Guerre de Séces­sion pro­voque l’irréversible, soit la perte de la quasi tota­lité de son bataillon.

Ce mas­sacre de « Fort Apache » tourné en 1948 en décors natu­rels à Monu­ment Val­ley, qui repré­sente le pre­mier volet de la tri­lo­gie que consacre John Ford à la cava­le­rie amé­ri­caine (avec La charge héroïque et Rio Grande), se veut en fait la retrans­crip­tion de la célèbre bataille de Lit­tle Big Horn et de la grande vic­toire des Indiens de Sit­ting Bull sur le Géné­ral Cus­ter le 25 juin 1876. Contre toute attente, et c’est indé­nia­ble­ment l’une de ses plus grandes qua­li­tés, Fort Apache insiste bien sur la figure de l’Indien en tant que héros sym­pa­thique – à l’encontre des cli­chés habi­tuels fai­sant de Ford le modèle même du raciste réac­tion­naire. Un Indien, repré­senté par le valeu­reux et emblé­ma­tique Cochise, sou­cieux de la paix mais trahi par les repré­sen­tants de l’Armée : ainsi se pro­file dans ce pre­mier wes­tern pro-Indien de la fin des années 50 une thèse qui fera flo­rès, à savoir la jus­ti­fi­ca­tion éthique du com­bat d’une mino­rité face aux dérives de l’orthodoxie en train d’asseoir son règne par des sub­ter­fuges cap­tieux (thème qui sera repris en 1950 dans La flèche bri­sée par exemple)

Un extrait de Fort Apache 

Par cette incur­sion de la poli­tique dans le wes­tern, qui devient alors une genre déta­ché de l’ enter­tain­ment et désor­mais por­teur de mes­sage, Fort Apache, impec­ca­ble­ment servi par la par­ti­tion de Richard Hage­man, qui va au-delà de la cri­tique en règle de l’univers confiné d’une gar­ni­son per­due au milieu de nulle part – Ah ! les pano­ra­miques arides du Grand Canyon et les éten­dues déser­tiques fil­mées par le magi­cien Ford — et fédé­reé par les valeurs sans doute désuètes des tra­di­tions aux­quelles elle s’accroche avec déses­poir, inter­roge donc l’Amérique bien pen­sante du temps sur son mépris de la nation indienne et sur les fon­de­ments puta­tifs du grands pays qu’elle pré­tend être.
Si Ford rend un hom­mage expli­cite et vibrant à cette fameuse Cava­le­rie (voir le gros plan sur le visage des femmes voyant par­tir leurs maris pour une mis­sion dont ils ne revien­dront pas) qu’il saluera tout du long de son oeuvre, il ne montre pas moins les dégâts que peut insuf­fler un seul homme – avec une concep­tion du devoir sin­gu­lière — au groupe entier.

 « Il ne faut pas qu’une nation ne pense qu’à faire la guerre » (Cochise)
Les thèmes en appa­rence décou­sus de la pre­mière heure du long métrage, entre chro­nique des moeurs et doux mari­vau­dage, prennent donc tout leur sens à la lumière du ren­ver­se­ment final, inter­ro­gant le sens de l’épique : la der­nière demi-heure consa­crée à la bataille où s’emmêlent furieu­se­ment Indiens, sol­dats et che­vaux est bien la révé­la­tion d’un mas­sacre qui eût dû être évité.
Pour­tant, Kirby qui a sur­vécu parce qu’il s’est opposé à la folie de Thrus­day, lequel l’a relé­gué à l’arrière-garde de la troupe (avec l’amoureux de sa fille), sou­tient devant les jour­na­listes qui l’interrogent dans la der­nière séquence du film que son ancien chef, mort au com­bat, était le plus brave des sol­dats et qu’il est mort en héros. Alors men­songe éhonté ou ultime récupération ?

Le capi­taine Kirby qui sera bien­tôt nommé à la tête de Fort Apache et qui devra tra­quer l’allié de Cochise, Géro­nimo, montre tout sim­ple­ment – Clint East­wood s’en sou­vien­dra avec un mélange simi­laire de réa­lisme et d’ironie tra­gique dans Les lettres de nos pères – qu’il n’est pas de sacri­fice inutile, et que l’institution mili­taire aux valeurs déci­dé­ment inal­té­rables est capable d’absorber y com­pris jusqu’à ceux qui l’affaiblissent par leur cor­rup­tion per­son­nelle, sou­dain magni­fiés mal­gré eux au nom de la pos­té­rité et du pro­gès du pays qui les dépassent mais qu’ils servent sans le savoir.
Le phi­lo­sophe Hegel nous rap­pe­lait déjà, inter­ro­geant la figure du Grand Homme, que « les hommes font l’histoire sans savoir quelle his­toire ils font ». L’Histoire et la tra­di­tion, grandes pha­go­cy­teuses d’énergies humaines comme d’exemplarité mythique, par­vien­dront bel et bel à tou­jours don­ner sens à l’insensé ; l’héroïsme n’existe que dans l’esprit de ceux qui le décrète tel indé­pen­dam­ment de la réa­lité des cir­cons­tances et de la vérité des indi­vi­dus, voilà en défi­ni­tive ce que semble obser­ver le mil­ta­riste Ford dans un wes­tern d’anthologie à la sim­pli­cité désar­mante et fai­sant la part belle (?) aux grands sentiments.

Comme Mon­taigne le constate dans son cha­pitre des Essais dédié aux “Can­ni­bales”, le véri­table sau­vage est sou­vent celui auquel on ne pense pas.

fre­de­ric grolleau

  • Fort Apache
  • Acteurs : Henry Fonda, John Wayne, Shir­ley Temple
  • Réa­li­sa­teurs : John Ford
  • For­mat : Noir et blanc, Plein écran, Mono, PAL
  • Langue : Fran­çais
    Stu­dio : Edi­tions Montparnasse

  • Date de sor­tie du DVD : 4 sep­tembre 2012
  • Durée : 128 minutes
    Prix : 10,00 €.

 

 

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