Pour Artaud, « Tout vrai langage est incompréhensible ». Celui-ci, pour être pris au sérieux, se doit d’inventer des formes afin de trouver une nouvelle langue. Ce sera chez l’auteur ses glossolalies. Elles verbalisent l’expérience non seulement qu’il se fait du monde mais du monde qui vit en lui. Il ne s’agit donc pas d’une question strictement formelle : c’est la question du corps. Artaud le rappelle dans sa conférence au Vieux Colombier après son retour à Paris en 1947. Il était venu au théâtre avec trois cahiers contenant un texte soigneusement préparé dont Fata Morgana propose la transcription par Paule Thévenin.
L’auteur – afin de préciser sa prise du langage par le corps — écrit : « Mon corps est à moi, je ne veux pas qu’on en dispose. Dans mon esprit circulent bien des choses, dans mon corps ne circule rien que moi. C’est tout ce qui me reste de tout ce que j’avais. Je ne veux pas qu’on le prenne pour le mettre en cellule, l’encamisoler, lui attacher au lit les pieds, l’enfermer dans un quartier d’asile, l’empoisonner, le rouer de coups, le faire jeûner, l’endormir à l’électricité. » De ce corps épuisé jaillit une nouvelle incarnation du langage ou ce que Faye nomma son « change ». Impassible face aux gestes d’intimidations des clercs qui voulaient récuser sa langue sous prétexte de sa difficulté, voire de son obscurité, Artaud déplace le critère d’illisibilité. De nos jours encore, elle reste illisible par sa densité qui est le contraire de l’hermétisme ou de l’ésotérisme.
Artaud ose même ne pas renoncer au pathos : mais chez lui il est organique sous la violence de ce qui fut pris comme « effets de folie ». Ce qui travaille ce texte — avant la refonte monstrueuse du lexique et de sa scansion finale — semble (le semble est important) une illisibilité. Mais celle-ci ne tient pas à ce que le temps périme. Tout sauf le kitsch d’une époque surannée, elle reste irrécupérable dans ses distorsions. Le travail du temps ne parvient pas à les rattraper et donc encore moins à les détruire. Il n’est d’ailleurs pas sûr que ceux qui vinrent « soutenir » Artaud au Vieux Colombier — Paulhan, Adamov, Gide, Dufour, Breton, Derain, Audiberti, Camus, Braque, Picasso et beaucoup d’autres — comprirent son propos. Certains vinrent même tout bonnement assister au spectacle d’un « monstre » plutôt que d’entrer dans « lo scandalo » (comme l’écrivit Artaud) de son « interprétation ». Ils ne pouvaient en rien communier avec de telles « Illuminations » même si certains gardaient un intérêt avec ce qu’ils prirent pour de la « complexité » — preuve qu’ils restaient bien loin du propos de l’auteur…
La dimension de l’incompréhension était sans doute intrinsèque à cette conférence, eu égard au rapport particulier du locuteur à la langue et au réel. L’expérience n’était pas celle de l’éclaircissement mais de l’approfondissement du chaos du corps en un mélange « inarraisonnable » (Prigent) de délices et d’horreurs, de jouissance et d’angoisse. La « performance » théâtrale était celle de l’existence d’un sens face à la vie : celle-ci — en affectant le premier — le tordit singulièrement dans le désir d’un autre mode d’approche de la vérité et d’une autre posture d’énonciation.
Artaud par sa conférence créa un geste qui fait œuvre : il n’y a ni illogisme ni démence mais une dimension forcément opaque. Elle a fait se déployer dans toutes les œuvres terminales « une fatalité de l’illisibilité ». Bref, la conférence ouvrit le langage du corps dans une dimension chirurgicale. Elle exprime toujours l’énigme de l’être en deçà ou au-delà des significations admises avec la sensation violente que s’énonça ce qui tient moins à la seule expérience du poète qu’à l’opacité objective de la vie et d’un sens autorisé qui la qualifierait.
jean-paul gavard-perret
Antonin Artaud, Histoire vécue d’Artaud-Mômo, Editions Fata Mogana, Fontfroide le Haut, 2017, 64 p.