Soluto, Glaces sans tain

« Je qui ça ? » (Beckett)

Les « je » des quatre nou­velles de Soluto n’ont rien de glo­rieux (euphé­misme…). Le pre­mier est un meur­trier vio­leur quoique chi­rur­gien émé­rite. Le second : une brute schi­zo­phrène plus ou moins épaisse, par­lée par les fan­tômes qui le hantent. Le troi­sième un pâle ersatz mal dégrossi de l’enfance, interné en psy­chia­trie suite à une curio­sité mal pla­cée. Le der­nier : un peintre — sem­blable de l’auteur ? — par­fait dra­gueur de super­mar­ché à la Dutronc de la belle époque et avide de proies ali­men­taires. Cha­cun se dit en un soli­loque. Un tel mono­logue avec soi-même devient l’art de voir sans être vu, de ten­ter de sor­tir du regard de Dieu ou du Diable et de savoir qui — voire même si — ils sont.
Der­rière la glace sans tain que pro­pose Soluto, le lec­teur se fait voyeur de ce qui for­cé­ment doit — ou devrait — l’effrayer. Les « héros » nar­ra­teurs sont cha­cun à leur manière des per­vers nar­cis­siques. Les autres sont pour eux moins enfer que viande. L’auteur sort ses per­son­nages de l’ombre moins pour les sau­ver (ils sont indé­fen­dables) que pour nous mettre per­fi­de­ment en conni­vence avec eux par leurs confi­dences. Et — « hélas »…- le charme opère : moins par ce qu’ils sont (du moins on se l’espère pour soi-même) que par l’écriture qui les révèle. L’argot de Soluto est astu­cieux : Dard n’est jamais loin mais c’est sur­tout Que­neau (des grands jours) et Céline qui oeuvrent en fili­grane. Le livre est sans doute trop immo­ral pour rece­voir les mérites dont il fut sevré. Néan­moins, quatre ans après sa par­ti­tion il serait temps de révi­ser le tir face à des nou­velles dont l’errance sta­tique tra­vaille l’impensable, l’indéfinissable et l’expulsion de la dimen­sion vitale de la vie.

Par leur assè­che­ment émo­tion­nel et sen­so­riel, face à leur vide, les per­son­nages de Soluto ne sont ni para­noïaques, ni hys­té­riques, à peine des affli­gés. Ils cherchent désor­mais des mots non pour se dire mais se trou­ver n’étant d’une cer­taine façon jamais nés. Tous se reven­diquent comme des « Pas moi » sans organes (ou si peu) capables de relier leur corps à des sen­sa­tions. Il ne reste que leur bouche. Elle semble échap­per elle-même au corps et à sa fonc­tion sen­so­rielle… La seule mas­ti­ca­tion demeure celle de ces mots qui ne cherchent même plus à devi­ner de quoi il retourne du monde. Ces aveux tiennent des plus hor­ribles blagues.
Soluto de facto sou­ligne par la bande qu’il n’existe plus d’individualisation mais seule­ment une évo­ca­tion de la dés­in­té­gra­tion de l’être. Même son peintre avide de Mono­prix est un mono­ma­niaque. La par­tie est jouée car elle l’était déjà depuis tou­jours. L’extinction de la morale donne aux nou­velles une inten­sité rare. Elle ouvre la per­cep­tion à un autre royaume : celui où l’ombre règne, où elle est convo­quée par l’Imaginaire créa­teur d’un lieu inédit. Elle agit moins sur le moteur du monde que celui d’un broyeur immense. De l’homme, il ne reste que du monstre ou du clown. Il faut le contem­pler avec une séré­nité tein­tée de malaise, un plai­sir presque amusé et inquiet puisque l’auteur tend le miroir le plus hor­rible : celui de nos sem­blables, nos frères.

lire notre entre­tien avec l’auteur

jean-paul gavard-perret

Soluto, Glaces sans tain, Le Dilet­tante, Paris, 2013, 256 p. — 17,00 €.

 

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