Celle qui pourrait venir et qui a du mal à se distinguer elle-même — quoique parfaitement repérable car ne passant jamais inaperçue — publie son premier roman dans une veine narrative et spéculaire (pour l’auteure comme pour le lecteur) dont elle a le secret. En effet, cette première fiction fut précédée de bien des préludes.
Parcourant le monde dans son enfance, agrégée d’Espagnol, elle a quitté l’enseignement et la recherche pour revenir à Bruxelles et y ouvrir un espace consacré aux arts et à la littérature. Cela l’a obligée à renouer avec l’écriture et la fiction qu’elle pratiquait de manière parcellaire et en de brillants fragments poétique dans la mouvance des Fictions de Borges.
Son écriture est comparable à la sienne : pleine de pénétration et de déraison propre à une obligation non seulement de résultats mais de vision. Claire, l’héroïne, a semble-t-il été « sauvée » par des disparitions qui l’ont libérée. Mais sous cet effet premier la culpabilité a suivi son cours. La femme lui donne le change comme à son entourage qu’elle supporte tant bien que mal jusqu’à ce son fils choisisse de quitter le foyer familial pour achever son cursus lycéen en Inde.
Elle décide alors de changer de cadre pour quitter le marasme intérieur qui l’envahit. Elle part de Cap Ferret et se réfugie dans une île dont le périmètre ne suffit pas à délimiter ses propres contours. Son centre est perdu, sa circonférence nulle part. Une sorte de « schizophrénie » s’empare d’elle : chaque nuit elle découvre dans des carnets, les récits qu’Estelle — avec laquelle elle a échangé sa maison– lui raconte en simultané pendant son séjour croisé à Ferret… Pour autant cette transmission intempestive lui permet de retrouver paradoxalement un certains cadrage jusqu’au moment où son frère vient brouiller les cartes de ce qui pourrait se nommer sommairement le bien et le mal.
La fiction joue de l’ordre et du désordre. Leur déploiement est souverain avec les entropies qu’il entraîne là où la psychologie est moins une et indivisible qu’une poupée gigogne. De plus, en cette dernière, quand l’une s’ouvre, de l’autre, il ne reste forcément que la coquille. Si bien que la fiction devient une suite de volumes et parfois de taches (de naissance). Le roman acquiert une tactilité feinte. Il a comme fonction de combattre le vide sans pour autant que puissent se distinguer des objets ou des axes solides mais juste quelques indices plus ou moins évidents d’une certaine présence là où de l’obscur ne se dégage qu’un demi-jour où tout à la fois est épaissi et allégé.
Chaque “histoire” dans l’histoire du roman ne va pas d’elle-même. Elle est l’ombre ou la présence de quelque chose qui échappe. Reste l’interception de la lumière par le corps opaque de l’écriture. Le livre lui confère son existence problématique tout en lui assignant néanmoins des limites : on le sait depuis Duras (au moins), la “littérature ne guérit pas”. L’auteure y reste donc orpheline, récessive mais cela permet au discours de se poursuivre.
jean-paul gavard-perret
Astrid Chaffringeon, Cueillir ses rires comme des bourgeons, Avant Propos éditions, Chantier(s) Arthouse, Bruxelles, 2017.