Maggie O’Farrell, L’Étrange disparition d’Esme Lennox

Quand on est une femme et qu’on appar­tient à une bonne famille au début du XXe siècle, il n’est pas bon de défier les conventions

Une jeune femme, Iris, hérite mal­gré elle d’une grand-tante dont elle n’avait jamais entendu par­ler aupa­ra­vant. Esme Len­nox n’a pas dis­paru : à 17 ans, elle a été enfer­mée dans un asile situé à quelques minutes de chez elle et a été sim­ple­ment effa­cée de l’histoire fami­liale. Ses parents avaient en effet une façon bien par­ti­cu­lière de régler les pro­blèmes : ils inter­di­saient tout bon­ne­ment de pro­non­cer le nom de celui ou celle qui en était la source. Lorsque le petit frère meurt, vic­time d’une épi­dé­mie, ils le ban­nissent du sou­ve­nir fami­lial jusqu’à ne plus pro­non­cer son nom ; lorsqu’ils eurent assez des frasques de leur fille, ils firent de même. L’enfermement à vie est comme la mort.

Si Esme avait été vrai­ment déran­gée, peut-être qu’on ne lui aurait pas fait payer un prix aussi fort. Mais bien que, grâce aux sou­ve­nirs de son enfance indienne, on la devine un peu “spé­ciale”, la vraie folie d’Esme est de refu­ser les conven­tions sociales, les règles et les car­cans que l’on impose aux femmes et qu’elles s’imposent à elles-mêmes. Aller à l’école le temps d’apprendre à lire et comp­ter, puis à l’adolescence cou­rir les bals et les invi­ta­tions afin de se trou­ver un mari, deve­nir une épouse dis­crète et fer­tile, pour finir par tour­ner en rond dans une mai­son dont l’entretien est pris en charge par toutes sortes de domes­tiques, et vieillir puis mou­rir seule pen­dant qu’au-dehors le monde tourne, évo­lue, découvre et conquiert. Esme, rebelle, éche­ve­lée, bruyante, enva­his­sante, veut, elle, conti­nuer ses études. Il fut un temps où les femmes qui sor­taient de l’ordinaire et vio­laient les règles étaient jugées et brû­lées en tant que sor­cières. À une autre époque, plus tar­dive, ces mêmes femmes étaient tout sim­ple­ment décla­rées démentes.

Cepen­dant, même si on devine qu’Esme et sa sœur Kitty sym­bo­lisent les deux évo­lu­tions pos­sibles pro­po­sées aux femmes de bonne famille au début du XXe siècle, Mag­gie O’Farrell ne cherche pas tant à nous décrire une société sexiste, ceci dans une démarche plus ou moins fémi­niste, qu’à mettre au jour le côté obs­cur des rai­sons qui ont poussé une famille à faire enfer­mer l’un de ses membres.

Entre les sou­ve­nirs tron­qués d’Esme et ceux ron­gés par la mala­die d’Alzheimer de sa sœur Kitty, l’auteur révèle pro­gres­si­ve­ment les secrets inavouables d’une famille appar­te­nant à la haute société, soi-disant plus éclai­rée, de prime abord res­pec­table et tran­quille. Le tour de force étant que, si à la fin de la lec­ture, tout ce que nous avons appris de cette famille n’a rien d’original par rap­port à ce que nous aurons déjà lu ou vu ailleurs concer­nant le même sujet, Mag­gie O’Farrell mène le lec­teur, de révé­la­tions en révé­la­tions, de façon à ce que chaque secret sor­dide et tris­te­ment com­mun le choque encore et le révolte. On ne peut lire L’Étrange Dis­pa­ri­tion d’Esme Len­nox avec déta­che­ment, comme si ces his­toires ne nous concer­naient plus, nous qui vivons dans la moder­nité et l’égalité prô­née des sexes. Parce qu’en réa­lité, si la forme a changé, le fond demeure : nous conti­nuons à nous débattre avec nos propres démons, nous demeu­rons esclaves des normes et des conven­tions sociales, toutes les familles ont leur sque­lette dans le pla­card. Mag­gie O’Farrell le devine bien, qui fait le lien entre passé et pré­sent en met­tant en contact Esme et sa petite-nièce Iris. Car cette der­nière, jeune, jolie, sexy et indé­pen­dante est peut-être moins libre qu’Esme à son âge : bal­lot­tée entre ses désirs et ses scru­pules, entre ce qu’elle croit être et ce qui est, inca­pable de prendre une déci­sion et de s’accomplir, elle s’impose elle-même normes, règles et conventions.

Avec tout cela, le récit ne finit pas très bien évi­dem­ment. En fait, il ne finit pas vrai­ment, et on aime­rait en savoir plus : au-delà du mal­heur et de la ven­geance, qu’y a-t-il ?
Il faut dire les choses telles qu’elles sont, Mag­gie O’Farrell laisse peu de place à l’espoir.

s. pla­coly

   
 

Mag­gie O’Farrell, L’Étrange dis­pa­ri­tion d’Esme Len­nox (tra­duit de l’anglais — Irlande — par Michèle Valen­cia), Bel­fond, mars 2008, 231 p. — 19,00 €.

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