Tout chez Agathe Lippa (https://www.agathelippa.com/) est interrogation du sens des images par les siennes. Chez nulle autre la notion d’ « image-miroir » ne prend ainsi tout son sens à travers ses stratégies conceptuelles et ses surfaces réfléchissantes là où corps et paysages s’animent. Ce travail reste avant tout un corpus formel proche du « filmique » dont parlait Barthes. Existe en filigrane la réflexion sur l’image-mouvement, là où les représentations du corps humain jouent un rôle important. La photographie se construit autour des corps et du monde qui les environne : objets, autres corps, espace et temps. Ces configurations transforment autant les prises que les visions qui en découlent.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La perspective de boire un bon café. J’aime les petits plaisirs du quotidien, et j’avance dans la journée pas à pas.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Mon seul rêve a toujours été celui d’être heureuse et en bonne santé (ou plutôt de continuer à l’être) et que mes proches le soient aussi.
A quoi avez-vous renoncé ?
Plus jeune je voulais devenir réalisatrice. Mais j’ai découvert la photographie qui finalement me correspond davantage : j’aime les formes courtes, les interpellations, je ne suis pas trop faite pour les projets de longue haleine (rechercher des financements, diriger une équipe, etc.). Je préfère rester indépendante et me sentir libre. Mais je reste cinéphile.
D’où venez-vous ?
De Bordeaux. D’une famille de trois enfants (trois filles). D’un appartement rempli de livres ! Mon père était professeur de philosophie au lycée et ma mère enseignait le français et l’histoire-géo à des collégiens en difficulté. Toujours unis depuis près de 45 ans, ils forment pourtant un couple assez atypique : mon père est un puits de science à l’érudition sans limite, plongé la plupart du temps dans ses livres et ses écrits, organisant rencontres et conférences, alors que ma mère est davantage tournée vers le quotidien, consacrant ses journées à s’occuper des autres, ses petits-enfants, sa belle-mère, les petits vieux du quartier, jusqu’à s’en oublier elle-même. Je pense être un assez bon mélange des deux, dans le sens où je suis dans ma bulle, mais aussi à l’écoute des autres et très empathique. Mes deux soeurs ont elles aussi choisi des voies artistiques, l’une peint, l’autre écrit. Chacune de nous trois s’est naturellement tournée vers un art qui lui correspond.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Une certaine culture générale. Une sensibilité artistique. Et surtout des valeurs comme l’altruisme et l’honnêteté.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Rire, manger, marcher, regarder un bon film, aller boire un verre, faire une bonne photo, etc. Une mention spéciale pour le goût de la coriandre, l’odeur du café, et les fajitas.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je ne me tiens pas bien au courant de ce que font les autres, mais on peut peut-être m’identifier au fait qu’on retrouve souvent dans mes (longues) séries (en couleurs) ce lien étroit et fragile entre le figuratif et l’abstrait, et entre une légèreté évidente et une certaine profondeur en latence (du moins, je l’espère). Une recherche aussi de la poésie et de la beauté à travers la création (ce qui m’intéresse dans la photographie, ce n’est pas le côté inventaire mais plutôt le côté créatif). Avec souvent en filigrane la question du point de vue, voire de la “vision”, de l’apparition (notamment celle de passants).
La “vérité” ou du moins le plus intéressant, me semble se trouver dans le flou, dans l’entre-deux. Quelque part entre le conscient et l’inconscient, quelque chose qu’on ne sait pas vraiment mais qu’on porte en nous et qu’on ressent. Rien ne me semble plus troublant ni plus vraie qu’une sensation.
J’aime brouiller la vue, perturber les repères car n’est-ce pas lorsqu’on est perdu, qu’on cherche, qu’on s’interroge ? On sort du mode pilotage automatique et c’est là qu’il peut se passer quelque chose.
Comment définiriez-vous vos mises en abyme ?
Un peu comme des miroirs justement. Réfléchissant un peu de ce que je suis, de ce que sont les choses qui nous entourent, de ce qu’est le regard, la création, etc. J’aime penser que mes photos peuvent aussi servir de miroirs à celui qui les regarde et qui y projette ses propres impressions. Si faire une image c’est se révéler, regarder une image c’est aussi regarder en soi (selon le principe des taches de Rorschach). Qu’est-ce que je vois (ou crois voir) ? A quoi cela me fait-il penser ? Une image en appelle une autre, rappelle un film, un livre, un souvenir, quelque chose de l’ordre de l’intime : une interprétation qui fait finalement appel à la mythologie de chacun.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je ne m’en souviens pas. Il faut dire que j’ai une très mauvaise mémoire, je n’ai pas le sens du temps, de la chronologie. Tout a légèrement tendance à se mélanger dans mon esprit. C’est peut-être d’ailleurs pour cela que le flou me semble si proche de la vérité.
Et puis je ne sais pas si cela a une incidence sur mon travail et sur mon goût pour le flou mais il faut dire que je suis astigmate et légèrement myope. D’ailleurs je me souviens quand ma vue a commencé à se déformer vers l’âge de 18 ans, il m’arrivait de remarquer que ce que je croisais dans la rue ne correspondait pas à ce que j’avais cru voir de loin, et cette différence entre mon imagination et la réalité me fait toujours sourire.
Et votre première lecture ?
Première lecture je ne sais pas non plus, mais le premier roman que j’ai lu c’était « Boy » de Christine de Rivoyre. Il serait intéressant que je le relise aujourd’hui, pour voir ce que ça m’évoque.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Du pop rock, essentiellement.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Le Chameau Sauvage » de Philippe Jaenada.
Quel film vous fait pleurer ?
Beaucoup de films me font pleurer ! Il faut dire que, si je ris beaucoup, je pleure aussi très facilement. Il m’arrive de pleurer devant les infos.
Peut-être « Thelma et Louise », que j’ai regardé des dizaines de fois. Au moment de la scène finale devant le grand canyon, sur la musique sublime de Marianne Faithfull. « Au-revoir les enfants » de Louis Malle, comme beaucoup de films sur la Shoah.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois surtout beaucoup de cernes.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A un ancien amant. A mes parents, pour leur dire que je les aime et pour les remercier.
A moi-même aussi. La démarche de s’écrire à soi-même doit être intéressante.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Saint-Jean-de-Luz, où je vais en vacances quasiment chaque année depuis ma naissance. Longtemps en famille, puis aujourd’hui avec des amis pour leur faire découvrir cette magnifique région qu’est le pays basque. J’y vais aussi parfois seule, pour me ressourcer.
J’ai longtemps fantasmé sur New York (comme beaucoup de gens) mais ça a complètement disparu depuis que j’y suis allée.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Philippe Jaenada. J’aime beaucoup cet auteur, son humour, ses parenthèses, sa façon de penser. Pas prétentieux pour un sou.
Dans un autre genre, Proust, pour son approche de notions telles que la sensation et la mémoire.
Saul Leiter, mon photographe préféré (on me fait souvent remarquer qu’il y a des similitudes entre nos travaux, et c’est un joli compliment).
Wegee aussi, le photographe de la police (j’ai un goût prononcé pour les faits divers, les affaires criminelles). Il arrive en plus à ajouter de l’humour à ses photos, notamment à travers ses titres, j’aime beaucoup.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
De la sérénité. Je suis de nature positive et gaie mais je suis aussi paradoxalement emplie de doutes et de peurs. Et malheureusement cela ne s’arrange pas avec l’âge. J’aimerais un jour me sentir confiante.
Que défendez-vous ?
La bienveillance, envers les autres et envers soi-même. Le droit à la paresse. La couleur, en photographie.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
La vie c’est un peu ça aussi : attendre quelque chose qui ne vient pas, et recevoir ce qu’on n’attendait pas. Etre surpris en permanence.
Et puis l’amour c’est un peu comme la foi. Ca sert surtout à nous rassurer, non ?
Mais donner de l’amour c’est important, ne serait-ce que pour la beauté du geste.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Il faut toujours se poser des questions (c’est même plus important que d’y répondre), mais il faut aussi avancer, et donc accepter (les défis, son sort), dire oui, en un sens.
Et puis cette phrase me fait penser aussi que tout peut potentiellement être vrai, ou crédible, tout est question de point de vue, qui peut être renversé (comme certaines de mes photos). Ca me rappelle les sophistes dans l’Antiquité qui débattaient en défendant un point de vue et pouvaient l’instant d’après convaincre leur auditoire en adoptant le point de vue opposé…
Présentation et entretien avec réalisé par jean-paul gavard-perret pour lelittteraire.com, le 16 avril 2017.